De l’antisémitisme en Amérique

Une manifestation "All out for Gaza" à l'Université Columbia, à New York, le 15 novembre 2023. (Crédit : Bryan R. Smith/AFP)
Une manifestation "All out for Gaza" à l'Université Columbia, à New York, le 15 novembre 2023. (Crédit : Bryan R. Smith/AFP)

Tout a commencé, le 8 octobre 2023, je dis bien le 8 octobre, donc le lendemain du pogrom du 7, avec la manifestation de New York, « Tous dans la rue pour la Palestine ».

Puis ce furent, les jours suivants, des militants cagoulés comme aux riches heures du Ku Klux Klan et bloquant les gares, les ponts, les universités.

Ce furent, dans les universités, ce professeur de Cornell clamant, sur une vidéo vue 12 millions de fois, que le 7 Octobre l’avait « exalté » ou cet étudiant hurlant, à Cornell toujours, qu’il allait « apporter un fusil d’assaut » sur le campus et « abattre les porcs juifs ».

Et c’est, sept mois plus tard, des drapeaux du Hezbollah flottant sur Princeton ; des violences verbales et physiques contre les étudiants juifs de Yale et de Harvard, de l’université du Michigan et de celle du Texas ; ce sont des groupes vociférant, à Columbia  : « Hamas, on vous aime et on aime aussi vos roquettes » ou : « 7 Octobre ! 7 Octobre ! nous voulons 10 000 autres 7 Octobre ! » ; et ce sont les étudiants porteurs de kippa qu’on agresse au cri de « retournez en Pologne ».

Soutien à « la paix » ? Ces braillards, s’ils se souciaient de la paix, ne joueraient pas à désigner, lors de leurs sit-in, des « cibles » pour les Brigades Al-Qassam, qui sont la branche militaire du Hamas et n’ont jamais caché qu’elles veulent, non la paix, mais l’éradication d’Israël.

Défense des droits de l’homme ? des victimes de l’oppression ? Si tel était leur combat, on les entendrait aussi protester contre le sort fait au million de Ouïgours enfermés par le régime chinois ; aux centaines de milliers de victimes de la guerre contre les civils lancée par Bachar el-Assad en Syrie ; aux chrétiens du Nigeria, aux populations génocidées du Darfour, aux foules de Soudanais en train de mourir de faim dans l’indifférence et le silence du monde ; ou encore aux Ukrainiens dont ils ont des nouvelles, en revanche, tous les jours, sur les réseaux sociaux et à la télé, et dont ils n’ont apparemment rien à faire…

Non.

Ces mouvements ne sont même pas « propalestiniens ».

Encouragés (le 13 mars) par le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, loués (le 25 avril) par l’ayatollah Khamenei ravi de voir la cause de l’islamisme embrassée avec tant d’enthousiasme, ce sont des mouvements purement, simplement et passionnément antisémites.

Les États-Unis se sont longtemps voulus, comme dans le récit biblique, une nouvelle « maison de prière » pour tous les hommes et pour les Juifs.

Ils se sont vus comme les bâtisseurs d’une « cité lumineuse sur la colline » qui, dans l’imaginaire américain, était une autre Jérusalem de jaspe, de calcédoine, de saphir.

Les voilà tombés, comme la France, à Sciences Po, dans le piège de ces « campements de solidarité avec Gaza » auxquels une Ilhan Omar, représentante du Michigan et plusieurs fois épinglée pour des propos jugés antisémites, s’est fait un « honneur » de rendre visite.

Comment en est-on arrivé là ?

D’aucuns incriminent le Qatar, les entreprises de déstabilisation russes, le rôle de tel Institut Confucius – et ils ont sans doute raison.

Mais le mal vient de plus loin.

On sait, et je le dis depuis cinquante ans, que la haine des Juifs s’est métamorphosée et repose désormais sur un pilier : l’antisionisme (Juifs assassins, car complices d’un État assassin).

Un autre : le négationnisme (la légitimité de l’État d’Israël serait gagée sur un crime, la Shoah, qui serait, au mieux, obscur et, au pire, imaginaire).

Un autre encore : la compétition des victimes (il n’y aurait place, dans le cœur des hommes, que pour une compassion et le souvenir de la Shoah serait comme un acouphène couvrant la plainte des autres damnés, notamment palestiniens).

Mais ce que l’on ne sait pas assez et que j’observe, pour ma part, depuis mon enquête tocquevillienne du temps d’American Vertigo, c’est que chacun de ces trois piliers a un socle solide aux États-Unis.

L’antisionisme ? C’est l’obsession de ceux qui, depuis le livre séminal, en 2007, de John Mearsheimer et Stephen Walt, estiment que le « lobby pro-israélien » nuit à « la politique étrangère américaine » et aux intérêts du pays.

Le négationnisme ? Ce sont les pseudo-« Instituts », bien plus nombreux qu’en Europe, qui fleurissent sur la côte Ouest à l’abri du premier amendement de la Constitution et déploient une énergie colossale pour « réexaminer », c’est-à-dire relativiser ou nier, la réalité de la Shoah.

La compétition des victimes ? Des extrémistes musulmans de Nation of Islam jusqu’aux tenants du wokisme, c’est encore et toujours aux États-Unis que s’est rompu le pacte presque séculaire entre Juifs et minorités racisées – comme s’il fallait choisir entre le bon réflexe qui présida à la naissance de Black Lives Matter et la défense du plus vieux peuple persécuté du monde.

Il va falloir s’y faire. La haine est mondiale. L’embrasement, planétaire. Mais c’est en Amérique que la terre est la plus sèche et les départs de feu les plus déflagrateurs.

Reviens, Tocqueville : les campus états-uniens sont devenus fous.

à propos de l'auteur
Bernard-Henri Lévy est un philosophe et intellectuel français.
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