De la Judée à la diaspora

L’historiographie constitue l’un des axes majeurs de cette étude. J’ai ainsi jugé essentiel de procéder à un réexamen critique de trois corpus littéraires fondamentaux, afin d’évaluer leur rôle dans la formation des religions, et plus spécifiquement du peuple juif ; il s’agit du Nouveau Testament, du Coran et de la littérature rabbinique.

Ces œuvres ont profondément influencé la culture et les croyances d’une vaste partie du monde connu de l’époque, tandis que la littérature rabbinique a contribué à forger ce qui allait devenir l’identité du peuple juif. L’abondance des témoignages écrits ayant marqué l’histoire des Judéens sous la domination gréco-romaine cesse brutalement après la rédaction des œuvres de Flavius Josèphe. Cet historien judéen nous a laissé des récits riches et détaillés, où il n’hésite pas à relater tant des faits historiques que des mythes et légendes répandus à son époque.

Comme c’est souvent le cas dans les œuvres antiques, ces récits comportent parfois une certaine part d’exagération. Toutefois, grâce à notre connaissance des cultures gréco-romaine et proche-orientale, il est possible de les analyser avec un regard critique.

Jusqu’à présent, une critique historiographique rigoureuse de ces trois corpus littéraires fait défaut, contrairement aux travaux approfondis menés sur la Bible et d’autres textes antiques. Cette recherche vise donc à replacer ces écrits dans leur contexte historique et culturel, à poser les questions essentielles sur leur datation et à y apporter des réponses plausibles à travers une relecture critique et méthodique. Cependant, malgré tous ces efforts, le gouffre béant laissé dans notre compréhension du passé demeure évident. Aussi essentiels soient-ils, ces trois corpus ne peuvent à eux seuls combler le vide laissé par l’absence de sources historiques directes.

Le christianisme naissant : traditions judéennes et innovations culturelles

Que savons-nous du Jésus historique ? A-t-il véritablement existé ? Les auteurs des Évangiles détenaient-ils des connaissances concrètes sur sa vie ? Quel est le véritable personnage de Jésus ? Était-il un Messie, un prophète, un intellectuel, ou bien un rebelle, un enchanteur, un charismatique prédicateur, ou un simple pêcheur ? Ces figures potentielles ne parviennent pas à esquisser de manière cohérente le portrait d’une seule et même personne.

Les Évangiles, canoniques ou autres, ne font qu’intensifier les incompréhensions sur la nature réelle de Jésus. Comment devrions-nous interpréter la diversité de ses figures ? Judas est-il une figure authentique ? Avait-on besoin d’un traître pour dramatiser la vie de Jésus ? Paul est-il l’auteur des épîtres qui lui sont attribuées ? Était-il judéen ou grec ? À quelle période les divers écrits du Nouveau Testament furent-ils rédigés ? Quelle fut la réaction du premier cercle des disciples de Jésus après sa crucifixion ? Existe-t-il un lien intrinsèque entre Jésus de Galilée et le christianisme ?

Certains chapitres de cette recherche mettent l’accent sur le manque de repères historiques concernant la figure de Jésus, offrant ainsi des pistes pour résoudre certaines questions non résolues.

Il est évident que le christianisme n’a pas pris naissance du vivant de Jésus, ni même avec la rédaction du Nouveau Testament. Jusqu’au début du VIe siècle, et malgré l’édit de Constantin à Milan[1] (313), la distinction entre les disciples de Jésus et les autres Juifs demeurait encore imprécise.

Dans le contexte eschatologique qui caractérisait la domination romaine en Judée, Jésus ne se distinguait guère d’autres personnes se prétendant Messies. La question principale séparant les disciples de Jésus des autres Judéens portait principalement sur l’arrivée du Messie : était-il déjà venu, comme Messie souffrant pour expier les péchés du peuple, ou était-il toujours attendu ?

Contrairement aux croyances communes, le christianisme n’est pas né du judaïsme, mais s’est constitué parallèlement à lui. Les deux religions dépendent d’un même réservoir culturel commun, celui de la tradition biblique. En de nombreux aspects, la plupart des récits du Nouveau Testament ne diffèrent pas du monde découvert dans les manuscrits du désert de Judée, et même des enseignements des Sages du Talmud, qui n’ont été mis par écrit que bien plus tard.

Dans les années 1980, les chercheurs ont opéré un tournant majeur en restituant Jésus à son monde judéen, et à son contexte culturel et géographique. Ce changement significatif a été rendu possible grâce à la publication des travaux sur les manuscrits trouvés dans les grottes de Qumran, qui révèlent incontestablement le contexte de la vie de Jésus et de ses partisans.

Des fragments des Rouleaux de la mer Morte, mis au jour à proximité du site de Qumran, qui comprennent les plus anciens manuscrits bibliques connus datés entre 150 avant notre ère et 70 de notre ère, exposés au Musée d’Israël à Jérusalem (Crédit : Miriam Alster/Flash90)

Après sa crucifixion, les auteurs des Évangiles étaient encore ancrés dans ce monde de culture hébraïque, araméenne et hellénistique, ce qui a incité les biographes de Jésus à explorer les courants idéologiques et politiques en cours parmi les Judéens hellénisés, afin de mieux comprendre l’évolution du christianisme.

La richesse et la variété de la bibliothèque biblique ont suscité un vif intérêt dans la classe intellectuelle hellénistique. Aux yeux de ces intellectuels, ce trésor littéraire hébraïque avait même plus d’importance que les cultures de l’ancienne Égypte et des empires mésopotamiens. Ironie du sort, sa diffusion à travers le monde fut le fait non pas des Judéens, mais des premiers Chrétiens, qui ont propagé cette littérature dans le monde hellénique.

Ce phénomène unique, trop souvent négligé dans l’histoire mondiale, surprend par son ampleur et son influence marquante dans de nombreux domaines de la vie quotidienne. Cette révolution cognitive est quasiment absente des programmes scolaires. Quelques chapitres de cette étude proposent une lecture renouvelée des écrits du Nouveau Testament, s’appuyant sur les dernières avancées de la recherche, critique dans ce domaine.

La question de la terminologie est cruciale pour appréhender la vie à l’époque antique, notamment en comparaison avec les formes de pensée modernes, susceptibles de nous induire en erreur.

La transition du culte antique au monde des religions soulève des problèmes méthodologiques nécessitant une réévaluation des termes et notions que nous utilisons. Dans cette perspective, durant la période hellénistique-romaine, il serait plus approprié de désigner la population vivant sur ses terres comme « Yehudaim », c’est-à-dire Judéens, plutôt que « Yehudim », Juifs. Cette distinction vise à dissocier le peuple d’un territoire souverain, d’une minorité religieuse en état d’exil. La population d’un royaume ou d’un État possède une langue et une culture propres et mène une vie autonome, même si elle est influencée par la culture globale de l’empire dominant.

En revanche, le terme « Juif » est indubitablement lié à une religion et à une pratique liturgique synagogale exempte de sacrifices. La religion, au sens moderne, n’émergea qu’après le déclin progressif du culte antique et l’adoption de l’idée d’un dieu universel régissant l’univers. Assimiler ces deux notions risque d’engendrer des anachronismes.

La terminologie employée dans l’étude du Nouveau Testament peut aussi biaiser notre compréhension sans que nous en ayons conscience. Cela concerne en particulier des termes anachroniques tels que « chrétiens » et « chrétienté », qui n’existaient évidemment pas du vivant de Jésus et même lors de la rédaction du Nouveau Testament.

De même, des termes comme « christianos » pour désigner les partisans du Messie peuvent être trompeurs lorsqu’on les associe à l’entourage de Jésus. Ces termes ne sont entrés en usage qu’à partir de la seconde moitié du IIe siècle.

Le terme « ecclesia », qui à l’origine ne désignait qu’une petite communauté de disciples de Jésus dans diverses localités où Paul a prêché, est aujourd’hui employé pour désigner le bâtiment d’une église. Jésus était-il Judéen ou appartenait-il à une religion rivale ? Il est donc préférable d’éviter d’utiliser, dans l’étude du Nouveau Testament, le vocabulaire et la terminologie issus de la théologie chrétienne de l’époque des Pères de l’Église ou du Moyen-Âge.

La Mishna, le Talmud et les écrits des Sages soulèvent de nombreuses interrogations et occupent une place centrale dans cette recherche. La figure emblématique de Yohanan ben Zakkaï constitue un tournant majeur dans le récit national de l’histoire juive. Plus que toute autre, cette figure symbolise le passage de la culture hébraïque-hellénistique au monde des académies talmudiques et de ses rabbins. Son rôle dans le récit national en tant que figure clé de cette transition a généré un bouleversement qui a marqué la rupture entre la pensée grecque et l’exégèse rabbinique.

On peut difficilement concilier la pensée et la science du monde hellénique avec les débats halakhiques des écoles talmudiques. À nos yeux, ce sont deux mondes que rien de tangible ne relie.

Outre cet antagonisme, on observe une nette opposition d’ordre visuel. Toute personne imprégnée du monde de la halakhah et des légendes de la Mishna et du Talmud sera étonnée de découvrir de nombreuses synagogues en Galilée et en Judée présentant des sols ornés de mosaïques mettant en scène des images déconcertantes. Elles fournissent des informations sur un mode de vie culturel radicalement opposé à celui du Talmud.

La nature des figures ne laisse aucun doute sur l’ampleur du fossé qui sépare les localités où ces mosaïques ont été créées des académies rabbiniques. En principe, le monde de l’étudiant des académies talmudiques apparaît comme une antithèse au culte du corps et à la pratique sportive du monde grec. Un clivage similaire existait au sein même de la culture grecque, entre le monde du sport et des thermes, et celui des philosophes.

Cette étude a pour but de traiter, entre autres, de l’historiographie du Talmud et pose la question suivante : la littérature des Sages peut-elle nous instruire sur des événements historiques du monde juif ? Que savons-nous des académies rabbiniques en Judée et en Babylonie ? À quoi ressemblait le monde juif au sein de ces institutions ? Les légendes du Talmud peuvent-elles nous offrir des détails événementiels sur la vie juive de l’époque ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer ?

En outre, quelle était l’opinion des Sages du Talmud sur leurs propres légendes ? Devons-nous remettre en question l’existence historique des figures légendaires du Talmud ?

Pour répondre à ces questions, il est impératif d’explorer un sujet fondamental, souvent négligé par la recherche universitaire : la période exacte de la compilation des textes de la Mishna, du Talmud et de la littérature des Sages.

La Torah orale est-elle demeurée exclusivement orale ou a-t-elle été mise par écrit ? Si une transcription a eu lieu, à quelle époque cela s’est-il produit ? Qui étaient les auteurs et les éditeurs de ces écrits ? Que pouvons-nous apprendre sur eux à travers leurs textes ?

Le terme « Torah orale » est en fait inapproprié, car nous n’avons devant nous que des textes écrits, qui, à l’origine, pouvaient inclure des éléments oraux avant d’être consignés. Il convient donc de les appréhender sous cet angle.

[1] Édit attribué à Constantin établit la paix religieuse dans l’Empire romain en autorisant la pratique de la religion chrétienne.

à propos de l'auteur
Yigal Bin-Nun. Historien. Chercheur à l'Université de Tel-Aviv à l'Institut Cohen pour l'histoire et la philosophie des sciences et des idées. Il est titulaire de deux doctorats obtenus avec mention à Paris VIII et à EPHE. L'un portant sur l'historiographie des textes de la Bible et l’aure sur l’histoire contemporaine. Il se spécialise en art contemporain, à la performance art, à l'inter-art et à la danse postmoderne. Il a publié deux livres, dont le best-seller Une brève histoire de Yahweh. Son nouvel ouvrage, Quand nous sommes devenus juifs, remet en question certains faits fondamentaux sur la naissance des religions.
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