De deux déclarations (malheureuses) du Grand Rabbin séfarade d’Israël

Illustration : Le grand rabbin sépharade Yitzhak Yosef lors de la vente du hametz de l'État d'Israël avant la fête de Pessah, à Jérusalem, le 21 avril 2024. (Crédit : Chaïm Goldberg/Flash90)
Illustration : Le grand rabbin sépharade Yitzhak Yosef lors de la vente du hametz de l'État d'Israël avant la fête de Pessah, à Jérusalem, le 21 avril 2024. (Crédit : Chaïm Goldberg/Flash90)

Article rédigé le 29 avril 2024.

Sages, prenez garde à vos paroles… (hizzaharou be-divrékhém). C’est le conseil, prodigué par le Traité des Pères (Pirké Avot), et dont aurait dû s’inspirer l’actuel Grand Rabbin séfarade d’Israël au moins à deux reprises, ces dernières semaines, lorsqu’il a pris position sur l’enrôlement des jeunes ultra-orthodoxes.

Mais avant d’entrer in medias res, je précise qu’il n’est pas question de contester aux autorités religieuses juives d’Israël le droit de s’exprimer sur de tels sujets. Même David Ben Gourion, grand pourfendeur de l’ultra-orthodoxie, avait compris qu’il valait mieux avoir les partis religieux avec soi que contre soi. En outre, le seul droit qu’ont les Juifs sur leur patrie ancestrale, on le puise dans la Bible hébraïque : la promesse de Dieu faite au patriarche Abraham qu’après le calvaire égyptien, sa descendance, les enfants d’Israël vivraient en toute liberté sur la terre de Canaan, le foyer du peuple d’Israël. Il est clair que ce pays et ce peuple plongent leurs racines dans un milieu où le religieux et le politique sont intimement mêlés.

Mais l’État d’Israël n’est pas une théocratie, c’est une démocratie parlementaire qui concède un espace plus que considérable à la liberté de culte pour toutes les religions présentes sur son territoire. L’État hébreu n’a jamais été en défaut sur ce point précis : la liberté de culte (hofesh hapoulhane).

Ici, le conflit se situe au sein même de la religion majoritaire, le judaïsme rabbinique, ce qui lui confère un caractère de quasi guerre civile. Les représentants de l’orthodoxie veulent soustraire au service militaire tous les étudiants qui se consacrent exclusivement à l’étude de la Torah, laissant à tous les autres le soin de verser leur sang pour la défense d’un pays qui est en état de guerre depuis sa renaissance, en 1948.

Les religieux trouvent que le service militaire est pratiquement aux antipodes de l’étude de la Torah de Dieu… Ils adoptent la même attitude rétive à l’égard du service féminin, en raison de la promiscuité que cela engendre, notamment dans un char d’assaut où l’espace est nécessairement réduit. Ce serait une question de morale sexuelle, un point que la tradition religieuse prend très au sérieux.

Comme c’est très souvent le cas en Israël, des problèmes graves, voire insolubles, sont mis en attente, illustrant l’empirisme de la gouvernance : on a donc usé d’expédients, remettant à des moments plus propices le soin de régler ce problème de la conscription générale à plus tard. Mais lorsque la conseillère juridique du gouvernement a rappelé à l’ordre les dirigeants politiques, il a fallu agir sans plus attendre. On se trouvait au pied du mur : il faut une loi définissant le statut juridique de tous ces jeunes refusant d’être considérés comme des déserteurs avec tous les désagréments que cela suppose.

Et c’est là que l’actuel Grand Rabbin a fait sa première déclaration malheureuse qui aurait pu lui coûter son poste. En effet, la fonction de Grand Rabbin du pays relève du statut de tous les hauts fonctionnaires œuvrant dans le pays et relevant du gouvernement. À court d’arguments pour défendre sa cause, soustraire les jeunes orthodoxes au service militaire car, comme dans toute armée, les jeunes devront faire des exercices le shabbat : profanation du shabbat, manque de surveillance rigoureuse concernant la nourriture (casherout)… Voyant que le gouvernement actuel risquait de céder aux assauts de la gauche et des laïcs, le Grand Rabbin a brandi la menace de l’exil : si vous nous forcez per Gesetz à nous enrôler, nous quitterons ce pays et irons vivre sous des cieux plus cléments où nul ne nous contraindra à porter les armes…

Un tel chantage est inouï, notamment de la part d’un Grand Rabbin d’Israël, et je m’étonne que les autorités n’aient pas réagi comme ils auraient dû.

Je n’ai pas connaissance d’un autre cas où un ecclésiastique juif recommanderait à ses ouailles de quitter la terre d’Israël. J’ai beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, je ne trouve pas de cas similaire. Par contre, le talmud use d’un terme araméen stigmatisant ceux des enfants d’Israël qui sont «descendus» d’Israël pour vivre en Babylonie : néhoté. Ainsi donc, on pourrait penser qu’une éminente autorité rabbinique recommande de descendre, alors qu’on monte en terre d’Israël (aliya)… Je ne m’attarderai pas plus sur les conséquences de cette attitude, à la fois irresponsable, voire carrément suicidaire. Cette posture montre qu’il existe toujours des Juifs qui pensent que notre époque est digne de vivre des miracles, miracles pour sauver le pays de la destruction, chose contre laquelle tout Juif prie plusieurs fois par jour.

Et ceci me sert de transition pour la seconde déclaration, ce qui montre aussi que le Grand Rabbin a de la suite dans les idées ; chacun se souvient de cette nuit fatidique de samedi à dimanche au cours de laquelle plus de trois cents engins de destruction auraient pu rayer Israël de la carte. Le danger était si imminent que même des pays arabes modérés ont contribué à neutraliser les missiles… Eh bien, le Grand Rabbin se rappelle à notre souvenir en disant que ce ne sont pas les missiles et les drones qui nous ont sauvé la mise, mais bien les prières des enfants et des adolescents, ceux qui étudient la Torah de Dieu. Là encore, le Grand Rabbin aurait dû réfléchir et se faire oublier.

Il est évident que la tradition juive accorde une importance cruciale à l’étude et à la prière, mais pas au détriment d’une défense armée. Là aussi, le talmud nous permet d’agir contre l’ennemi ; il nous met en garde : il ne faut pas compter sur un miracle. ‘Assour lemokh al ha-nés’. Qui nous assure que nous sommes dignes de provoquer un miracle de la part de la divinité ? Il faut vivre avec son temps. L’époque des récits hassidiques dont parle Martin Buber est révolue.

Je trouve non raisonnable l’attitude d’opposer les deux choses : l’enrôlement et l’étude de la Torah. Il y a toujours eu une branche du sionisme religieux.

Je voudrais illustrer par une anecdote l’état qui caractérise le Grand Rabbin : une famille israélienne classique et un adolescent qui étudie dans un lycée. La semaine de Pessah, ses parents lui demandent si le professeur d’histoire lui parle du récit de la sortie d’Égypte. Le garçon se lance alors dans une description qu’il résume ainsi : il y a très longtemps, les Juifs d’Égypte subissent les persécutions des autorités locales. Ces malheureux prennent contact avec Tsahal qui monte une opération aéroportée foudroyante qui se solde par la capture du colonel Pharaon et le transfert des Juifs en Terre d’Israël…

Les parents sont frappés de sidération. Le père pose la question : c’est vraiment ce que le professeur vous a dit ? Le fils répond ainsi : Non point ! Si vous aviez entendu le fatras qu’il nous a raconté, vous refuseriez d’y croire…

Voilà où en est notre Grand Rabbin. Plusieurs siècles de retard…

NDLR : Le Grand Rabbin sépharade a depuis quitté son poste, sans successeurs pour le remplacer : https://fr.timesofisrael.com/les-grands-rabbins-disrael-quittent-leurs-postes-sans-successeurs-pour-les-remplacer/

à propos de l'auteur
Né en 1951 à Agadir, père d'une jeune fille, le professeur Hayoun est spécialiste de la philosophie médiévale juive et judéo-arabe et du renouveau de la philosophique judéo-allemande depuis Moses Mendelssohn à Gershom Scholem, Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ses tout derniers livres portent sur ses trois auteurs.
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