David Grossman, Le cœur pensant – Réflexions sur un chaos annoncé
David Grossman est un écrivain chéri par un certain public francophone. On connaît ses opinions politiques et sa détestation de la majorité de droite qui gouverne aujourd’hui en Israël.
Nous avons affaire ici à un recueil de textes relativement courts, prononcés par l’auteur lors de manifestations ou dans le cadre de publications dans des revues. Ce n’est pas un philosophe, mais le regard qu’il porte sur les graves événements qui s’abattent sur son pays confère à ce qu’il écrit une importance ou une profondeur toute particulière. Les textes ont été écrits et publiés bien avant la catastrophe du 7 octobre. C’est la raison pour laquelle l’auteur a écrit quelques pages pour exprimer les sentiments que lui inspire cette tragédie.
En dépit de ce léger décalage, l’effet est le même : les textes n’ont rien perdu de leur fraîcheur ni de leur émotion. On sent l’extrême sensibilité de l’auteur et on comprend sa très vive protestation… L’auteur a été atteint dans sa chair et son sang, la perte d’un fils est irréparable. Mais ce n’est pas tout, il y a toute la conduite du pays qui est remise en cause… Sa nature même.
En lisant cet auteur dont la voix porte désormais aux quatre extrémités de la terre – et qui, de ce fait, est devenu une grande autorité morale – je me suis souvenu d’une phrase lue chez Martin Buber alors que je terminais mon livre sur sa vie et son œuvre, que je reproduis en substance : si vous créez un État juif exclusivement juif, et non un État binational, vous ne jouirez jamais d’une seule journée de paix totale sur tout le territoire.
Cette sombre prophétie a été avérée, mais ce n’est pas, à mes yeux, suffisant pour opter pour un État binational. Cela démontre, une fois de plus, que les voisins d’Israël ne peuvent vraiment pas vivre avec un État juif puissant et très avancé…
Certes, David Grossman n’est pas naïf, il connaît les avantages et les inconvénients de cette solution. La haine à l’encontre d’Israël est si recuite qu’il faudrait des siècles pour l’éradiquer totalement. Et le 7 octobre ne nous démentira pas.
La brève introduction que vous lirez en tête de ce petit livre montre que son auteur ne se dissimule plus l’âpreté de la tâche : les scènes de sauvagerie, de parfaite inhumanité et de cruauté sans limite le prouvent largement. Qui pouvez vous convaincre de la justesse d’un compromis, sans même parler d’une entente ? Pour cohabiter ou simplement pour coexister, il faut partager un minimum de valeurs communes et ce n’est malheureusement pas (pas encore ?) le cas.
David Grossman me fait penser à ces habitants juifs du pourtour de Gaza, conduisant des enfants palestiniens dans les meilleurs hôpitaux d’Israël afin d’y recevoir le meilleur traitement de leurs pathologies. Est-ce que cette générosité de cœur a retenu, quelques mois plus tard, les bras des assassins du 7 octobre ? Vous connaissez la réponse. Mais je dois bien reconnaître que la défaite morale d’Israël serait irréparable si cet ennemi sans cœur nous forçait à piétiner nos propres valeurs morales…
Le judaïsme a fait au reste de l’humanité l’apostolat du monothéisme éthique et du messianisme. Il a appris aux hommes à croire en l’arrivée de jours meilleurs, d’une fraternité générale du genre humain. C’est bien cela la quintessence de l’apport juif à la culture universelle.
Avant toute chose, la construction d’un État juif part d’un point de vue moral. Israël est un facteur de paix. Son document fondamental, sa constitution spirituelle n’est autre que le Décalogue, véritable charte de l’humanité civilisée. Israël se sent tenu par les interdits bibliques qui ont façonné son identité.
Je pense au traitement des otages, ravalés au rang de simple monnaie d’échange et dont aucun droit n’est respecté : alors que l’on sait tout sur les prisonniers palestiniens (condamnés pour terrorisme) en Israël, on ne sait même pas si les oages israéliens sont encore vivants ou tous morts… Cela fait un an que cela dure, cette attente est inhumaine. Pourtant, l’État d’Israël n’a jamais tourné le dos à ses propres principes : une défaite éthique ou morale serait la pire de toutes défaites. On se prend à rêver d’un David Grossman arabo-palestinien. Comme toute espérance, il faut la vivre comme une attente, un sursis.
En traduisant des textes allemands de Gershom Scholem, une expression avait retenu toute mon attention : Das jüdische Leben ist ein Leben im Aufschub (La vie juive est une vie en sursis) Scholem avait mille fois raison. Songez que pendant près de deux millénaires, on a prié de retourner à Jérusalem. Nous sommes toujours là à attendre quelque chose.
En écrivant mon livre sur Emmanuel Levinas (Univers poche), j’ai trouvé un jeu de mots qui m’a bien plu : la terre promise n’est pas encore permise…
Je ne sais pas si l’auteur a vraiment raison de vouer l’actuel Premier ministre d’Israël aux gémonies. Aux pages 50-52, la charge est lourde, sans nuances. Qui peut croire sérieusement que la dictature menace Israël ? Qui peut croire que les ferments de la discorde menacent le fonctionnement démocratique de ce petit pays, seule démocratie existant dans cette région si troublée du monde ? Avec tout le respect, c’est un peu excessif.
Je le répète, malgré toute la sympathie qu’on peut éprouver pour l’auteur… Je m’en veux de le dire si clairement mais je m’en voudrais bien plus si je passais ce fait sous silence. David Grossman est un opposant, un opposant célèbre, mais il n’est pas seul, et on doit compter avec d’autres millions de citoyens qui pensent le contraire.
Les électeurs de ce pays ont envoyé à la Knesset un certain nombre de députés ; on peut être d’accord ou en désaccord, mais c’est un fait dont il faut tenir compte. Une fois de plus, Israël a rendez-vous avec le jugement de l’Histoire. Qui a raison ? Personne n’a raison contre tous les autres. C’est l’unité qui risque d’être le principal risque encouru par le nouvel État juif.
L’État juif, parlons-en justement, puisque l’auteur lui a consacré quelques pages qui suscitent ma curiosité. L’auteur est sincère mais son idéalisme est patent. Il manifeste son soutien aux minorités quelles qu’elles soient, mais peine à rétablir l’équilibre entre les droits d’Israël sur sa terre ancestrale et les contestations des Palestiniens qui revendiquent la même terre, exclusivement. On le voit, c’est la quadrature du cercle (ribbouya ha iggoul) !
Le problème est insoluble et l’auteur développe une conception qui me fait penser au romantisme politique qui régnait au XIXe siècle en Allemagne post-bismarckienne. On connaît la suite. En règle générale, l’auteur accable un seul camp et se montre moins rigoureux à l’égard des ennemis d’Israël : si ces derniers avaient manifesté le réel désir d’avoir à leurs côtés un État juif souverain chez lui, cela se saurait, et on aurait réglé ce problème qui ensanglante toute une partie du monde depuis bien des décennies…
Après un hommage mérité aux victimes du 7 octobre, David Grossman constate que le pays Israël est plus une forteresse qu’un foyer.
À qui la faute ?
P.S. Explication du « Cœur pensant » : sommes nous capables de nous jeter dans cette rébellion intime et héroïque ; ne pas cesser d’être le cœur sensible, grand ouvert, à nu ; tout en ne cessant pas de penser. Être le cœur pensant. Encore et toujours, être le cœur pensant.