Cul par-dessus tête

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde » a pu écrire Albert Camus.

Jonathan était tranquille. Avec ce vieux copain, venu chez lui profiter des dernières lueurs de cet après-midi de printemps. Le risque d’augmenter les malheurs d’un monde déjà assez mal en point comme ça, était quasi nul. Qui, pour dire les choses, préférait les mots crûs aux mots trop cuits pour lui. Un choix assumé. Prévert plutôt qu’Alfred de Vigny, Rabelais plutôt que Mme de Sévigné. Ce qui lui permit, en guise d’introduction, de déclarer tranquillement, « Le monde est mal barré ». Aux deux sens du mot, précisa-t-il. Dans la mauvaise direction et mal gouverné.

Dans le soir complice qui assombrissait la terrasse, engoncé dans son grand fauteuil, verre à la main, mi-sérieux mi-souriant, voix rocailleuse, il prit visiblement « son pied » à entamer une démonstration.

 

« C’est très mal parti ». Le nez dans ses petites affaires, ni aucun pays, ni aucun groupe géopolitique, ne voient les grands défis qui se bousculent aux portes du monde actuel. Le conflit démographique latent et inévitable provoqué par le vieillissement en cours de la population mondiale, face à la revendication au pouvoir de la masse de la jeunesse. L’impréparation de la civilisation occidentale à sa remise en cause, face au mûrissement de civilisations alternatives.

Autre phénomène qu’Einstein n’a pas complètement assimilé, celui de la relativité très restreinte de la faculté très limitée de l’espèce humaine à s’adapter à des changements rapides, face à la vitesse supersonique de révolutions technologiques drastiques et cumulatives : biologie, électronique, espace. Sous la baguette magique de la bien nommée « Intelligence Artificielle », tant l’intelligence de l’homme se révèle largement “en-dessous des pâquerettes”. Bon prince, son copain déclara vouloir épargner la démonstration trop facile de l’incapacité autre que déclaratoire de tous les ronflants personnages publiques, face aux risques climatique et écologique, eux par contre déjà très effectifs.

Aucune raison par contre, de ne pas insister sur le drame existentiel que constitue l’aveuglement de l’humanité face à la course aux armements, au détournement des investissements pour l’industrie de la mort au détriment des industries de la vie, à l’extension des guerres petites et grandes au détriment des promesses de paix.

 

“Cerise sur le cake, on ne trouve pas la peau d’un pilote dans le cockpit du monde”. Dans un langage très châtié, qui n’est pas forcément le mien, glissa-t-il dans un clin d’œil, on pourrait parler de la “démission des élites”. Et, poursuivit-il, sans pitié, le pourrissement part de la tête. De Gaulle a trouvé le bon mot. Le “machin”. L’ONU et ses dérivés ont depuis longtemps glissé sous leurs tapis dorés leurs missions originelles humanitaires et morales. Face aux délires idéologiques d’une majorité de membres au mieux nationalistes, au pire dictatoriaux. Le parti-pris antisémite sous couvert d’antisionisme n’en est que la dernière et plus évidente démonstration. La dérive de la démocratie représente l’autre volet de cette dégradation. Le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres, selon la formulation churchillienne, a réussi à introduire le pire dans le pire. Poussé à son extrême, le “gouvernement du peuple pour le peuple” aboutit à donner le pouvoir quasi absolu à ces rois effectifs, mal nommés présidents ou premiers ministres… Les pouvoirs exorbitants de messieurs Poutine, Biden, Macron, Xi Ping, Orban, plus ou moins mâtinés de parlementarisme, côtoient fortement les pouvoirs passés de Louis XIV ou d’Henry VIII. Sans parler, mais on en a très envie, du seing blanc donné à un magnétiseur tel Mr Netanyahou. Qui va jusqu’à hisser en toute illégalité sa famille au rang royal.

La déviation de missions, le rétrécissement du pouvoir de tous sur un seul, ont ouvert le champ au retour de la religion dans le champ de la vie publique. On peut craindre qu’à rebours de la prédiction d’André Malraux, le XXI siècle sonne sa propre fin si l’infiltration des voies du pouvoir par la religion ne soit pas interrompue. L’Islam dans sa version dure qu’est l’islamisme mais l’Evangélisme également et plus subtilement, sont les hérauts ou les cibles de ce mouvement, selon le point de vue d’acceptation ou de combat.

Jonathan, déjà accablé par cette avalanche, coupa alors la litanie qui menaçait de se poursuivre avec les thématiques du terrorisme, de l’hypermédiatisation, des réseaux trop sociaux pour être honnêtes.

Le monde tel qu’il va, se retrouve bien “le cul par-dessus tête”. Nul doute. Mais à la simplicité de ce constat, répond aussi la simplicité de la réponse à lui donner. A la folie et la bêtise, pour rester dans registre du vocabulaire autorisé, doit répondre le courage et la créativité.

Il ne reste plus qu’à mettre des choses sur ces mots.

Il lui sembla bien voir fleurir un sourire sur le visage, noyé dans la nuit, de son vieux copain.

 

 

 

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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