Contre-courant

Il mit un peu de temps à bien comprendre. Son vieux copain n’évoquait pas le Macintosh, cet ancêtre de l’Apple, mais bien Mc Luhan, découvreur du monde comme « village global » et créateur de l’expression « the media is the message ». Un copain qui enfonça le clou un peu plus loin en estimant que maintenant, le media est un massage.

Jonathan se dit que ça promettait d’être intéressant et engagea alors ce grand échalas, ex-publicitaire vieilli sous le harnais, à développer sa prétendue contre-pensée. Provoquant en retour immédiat une réponse bien en ligne avec les prémisses. Les temps présents sont sous le règne d’une double dictature. Celle des médias et celle de la politique. Les deux entremêlées. Dictature qui s’applique aussi bien sur un plan général que local. Local s’entendant, bien sûr, à notre petit pays, Israël.

Il se versa une bière fraîche et, callé sur son divan, attendit la démonstration.

Comme d’habitude, les États-Unis sont l’archétype de ce qui se passe dans le monde. Un pays multiple, ouvert, avant-gardiste en tout domaine, public et privé, scientifique et économique, culturel et industriel. Où la grande messe quadriennale de l’élection présidentielle réduit la vie nationale à un double agrégat. Politique avec un affrontement entre deux simplismes, celui du nationalisme, du pouvoir fort, de la sécurité, de l’individualisme contre celui du libéralisme, du partage, du mondialisme. Sociétal avec la subordination des grands problèmes planétaires, crise climatique, déséquilibre Nord / Sud, transition énergétique, mutation technologique et des problèmes nationaux, système sanitaire, éducation, vieillissement, assurance, au choix surmédiatisé d’un leader et de son ébauche d’un programme politique et à la focalisation sur les univers anecdotiques du spectacle ou du sport.

L’accélération du changement dans le monde, la complexité croissante des facteurs financiers, économiques, scientifiques influant sur la qualité de vie des individus et des nations, le phénomène dominant de massification, l’emprise de plus en plus grande et incontrôlable de la puissance criminelle, l’absence de pensée alternative, poussent ainsi le balancier du pouvoir vers le conservatisme et l’éloigne du progressisme, à l’image du modèle américain.

Il s’agit alors de naviguer à contre-courant. Sur les deux plans. Refuser la réduction du champ politique au noir et blanc. Réintroduire la couleur. Ne pas confondre vitesse et précipitation, tempérer l’émotionnel par du rationnel. Tenter d’évaluer le grain dans l’ivraie de chaque camp. Décaler la vision à travers l’analyse d’experts d’autres domaines. Élever, sélectionner des leaders à la bonne hauteur. Sur le plan de la société, réduire les fractures, comme disent les chirurgiens, précisa son ami. Résister, ramener le spectacle politique à sa juste proportion. Un savant vaut mieux qu’un ministre. Un professeur vaut un commandant. Mieux vaut aller à l’opéra plutôt que d’avaler les débats pugilats à l’Assemblée.

Parvenu à demi verre, Jonathan se reconcentra pour affronter le versant local à venir du credo du contre-courant. Il était sûr de ne pas être déçu.

Le « village monde ». Quoi de plus fort que le cas d’Israël pour l’illustrer ? Dix millions d’Israéliens. Et disons, vingt millions de juifs dans le monde. À côté d’un milliard de Chinois, un milliard et demi d’Africains. Qui tient la vedettisation médiatique mondiale autant incontestée qu’involontaire ? L’impact du drame humain ? Il ne faut pas chercher très loin pour dénicher, en Chine ou en Afrique des drames malheureusement infiniment plus sanglants et étendus que la dramaturgie du Moyen-Orient. Mais l’ogre médiatique, à la fois nourrit et se nourrit plus facilement de l’éternelle victime favorite du village monde, cette maudite si commode.

Il est vrai, par ailleurs, que ce fameux balancier politique a installé en Israël aussi un pouvoir extrémiste, face à un environnement terroriste et sa menace existentielle. Pouvoir solidifié par un leader manichéen, à titre de préservation personnelle, s’appuyant sur le renfort du nationalisme religieux et du jusqu’au-boutisme évangélique. Ne respectant ni le pacte sécuritaire ontologique ni le principe de non-abandon de victimes. Favorisé par le vide de la pensée des grandes figures de l’opposition.

À ce niveau, il s’agit également de développer un comportement responsable. À court terme, évidemment, résister. Mais à moyen et long terme, sortir de la systémique de l’opposition politique. En particulier sous sa forme quasi automatique de la personnalisation, contre-productive. Entrer dans une phase positive. Engager un travail en profondeur de remise en cause, d’auto-critique, de construction d’un système alternatif. Reformatant les principes originaux du sionismes. Les adaptant aux données nouvelles des temps modernes, des besoins concrets de la majorité et des minorités de la population, de l’environnement international et régional. Il s’agit aussi de sortir du seul politique. De « faire société ». De s’inscrire dans la force de fraternité, surgie le 8 octobre. De recréer, et consolider le sentiment d’unité et de solidarité caractérisant la société israélienne. D’appliquer cet esprit de corps à la recherche de réponses aux grands défis existants. Climat, éducation, santé, technologie, économie, culture…

Je sais. Je sais ce que tu vas me dire.

Jonathan se contenta de hocher le chef, et d’écarter les bras.

Je sais. Nous sommes en guerre. Et ma péroraison résonne à vide dans un monde de déraison.

L’argumentation reprit son droit. Car justement la construction médiatique trahit la réalité. La différence entre la médiatisation internationale et la médiatisation locale, soit israélienne, soit palestinienne, crée trois réalités qui s’ignorent les unes des autres. Le média contribue à creuser le drame de la confrontation.

Les images et les récits différents contribuent à creuser aussi la dramatique humaine. Qui elle est unique. Les morts, militaires et civils, enfants et adultes, femmes et hommes, les otages et prisonniers, les déracinements, les destructions, sont de tous bords.

Encore plus maintenant, le contre-courant, c’est redonner ses chances à la vie.

Malraux l’a écrit. Une vie ne vaut rien. Mais rien ne vaut une vie.

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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