Contradictoire
Hier, nous n’avons pu quitter l’écran de la télévision depuis 16h. En ce samedi ensoleillé de novembre, la lumière a baissé plus rapidement que d’habitude en cette saison. Les titres sur nos écrans sont bloqués. Le scénario de la veille ne se répète pas avec la même aisance qu’on lui a trop vite accordé. L’huile de l’espoir vient à manquer à ce rouage qui, décidément, n’a que faire de nos cœurs mal accrochés. Et puis, alors que nous sommes passés par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, que le désespoir nous a envahi, avant d’être chassé par une lueur de dénouement, des images, ces images tant attendues, défilent sur les écrans et dans nos esprits martyrisés. Nous voudrions faire défiler ces petites vidéos de quelques secondes, dix fois, cent fois, s’il le faut, pour qu’un peu de joie s’imprime en nous. Des noms. Des visages. Nous les connaissons par cœur. Nous avons prononcé leurs noms en pétrissant le pain du Shabbath. Nous avons allumé des bougies en réprimant les sanglots au bord de nos lèvres qui tremblent. Nous avons porté leurs histoires comme on porte des talismans. Quatorze. Puis Treize. Les élus du samedi soir. Ceux qui sont attendus depuis des heures par des familles suspendues au coup du destin. Les voilà nos frères de sang. En chair et en os, nos yeux veulent tout avaler d’eux. Ils ressemblent aux photos mais ne se ressemblent plus tout à fait. Sur eux est accroché un sourire. Et ce sourire nous interroge, comme il interroge le nôtre en ces heures tardives de la nuit. Sur eux est accroché un sourire. Et ce sourire nous interroge, comme il interroge le nôtre en ces heures tardives de la nuit.
La petite Emily qui est une revenante. Les quelques mètres qui la séparent de son père ne sont rien. Ces quelques mètres franchis dans un hôpital de Tel Aviv ne racontent rien de ce que cette petite a vécu. De l’attente mêlée à la torture psychologique que les otages et leurs familles ont endurées, nous ne saurons rien. Car même notre joie, ils l’ont tournée en dérision, nos bourreaux. Les mains qui s’agitent dans la voiture de la croix rouge, nous apprendrons que ce geste a été ordonné par le Hamas.
Il faudra du temps, beaucoup de temps, pour comprendre ce qui se cache derrière ces sourires. Un temps infini pour recoller les morceaux de ces vies interrompues.
Si le mot d’avant les premières libérations qui me venait le plus était le mot « dérisoire ». Oui, quoi qu’on essaye de faire, à grande ou petite échelle, cela semblait aussi nécessaire que dérisoire, le mot qui me vient à présent est « contradictoire ».
Douleur du cœur qui ne sait pas choisir son camp. Le retour des otages qui appuie sur l’absence de ceux qui manquent encore à l’appel. Lire les noms de ceux qui reviennent et entendre frapper le bruit de ceux qui manquent. La joie de voir cette fratrie reconstituée, Noam et Alma, et la douleur de lire le sous texte qui accompagne leur photo : leur mère a été assassinée et leur père est porté disparu.
Revenir à la maison, c’est reprendre le chemin d’une vie sur lequel, désormais, les mauvaises nouvelles sont gravées.
Voilà ce à quoi les événements du 7 octobre nous ont condamnés : à ressentir la contradiction permanente. A avoir mal à son humanité tout en admirant, du plus profond de soi, le courage de ce peuple qui se bat pour rester debout. A se réjouir quelques instants pour se donner le droit de sombrer juste après. A verser des larmes de joie avant de sentir monter en nous, celles du désespoir. A accepter que la vie reprenne ses droits tout en sentant la minute d’après une forme d’indécence. A sentir dans notre chair que nous ne formons qu’un, tout en étant guettés par une forme de solitude existentielle à laquelle nous ne voudrions jamais nous confronter.