Comment en arrive-t-on à accepter l’inacceptable en politique

Nombreux sont les citoyens des démocraties libérales qui ont longtemps vécu dans la conviction que leurs libertés fondamentales étaient un acquis intangible, solidement ancré dans des institutions pérennes. Forts de cette assurance, ils pouvaient difficilement imaginer un avenir où ces mêmes libertés seraient menacées. Pourtant l’histoire récente, riche en exemples troublants, nous met en garde contre une telle naïveté. Elle révèle avec une clarté déconcertante la fragilité de ces systèmes politiques et la manière insidieuse dont ils peuvent glisser, pas à pas, vers des formes d’autoritarisme, voire même de sombrer dans la dictature. Dans ce contexte la question s’impose : comment une société en arrive-t-elle à accepter ce qui, au départ, semblait inimaginable ?
1. Sidération, la première étape
Tout commence par une sidération collective. En Israël, l’attaque du 7 Octobre 2023 par le Hamas a profondément choqué la société israélienne, provoquant cette sidération collective. Cet évènement a servi de catalyseur pour des mesures sécuritaires renforcées et des réformes controversées, justifiées par la nécessité de répondre à une menace existentielle.
2. Déni
Le déni, dans ce contexte, se manifeste par un refus obstiné de reconnaître que des décisions politiques initialement perçues comme choquantes ou profondément inhabituelles constituent en réalité les signaux avant-coureurs d’une lente mais inexorable dérive vers l’autoritarisme. Face à l’annonce de ces mesures, une vive émotion, souvent mêlée d’indignation et d’incompréhension, s’empare légitimement d’une partie de la population. Cependant, ce tumulte émotionnel tend à s’estomper avec le temps. Après quelques semaines d’une indignation parfois bruyante mais rarement soutenue, le débat public se déplace subitement, et permet une normalisation partielle des mesures considérées comme impensables autrefois.
3. Minimiser le danger
En Hongrie, lorsque Viktor Orban a commencé à remettre en cause l’indépendance de la Justice et des médias, de nombreux observateurs ont d’abord minimiser ces signes inquiétants. Certains expliquaient que ces changements restaient ponctuels, réversibles, ou simplement exagérés par l’opposition. Une rationalisation qui permet de rendre acceptables les premiers glissements vers un régime illibéral. En Israël, des réformes judiciaires, telle que la loi votée en mars 2025 permettant au gouvernement de contrôler les nominations judiciaires, ont été présentées comme des ajustements nécessaires. Ces mesures ont pourtant suscité des inquiétudes quant à l’érosion de la séparation des pouvoirs et à la concentration du pouvoir exécutif.
4. Accoutumance progressive
Un processus par lequel une personne s’habitue à une situation ou un stimulus. La réponse à un stimulus va diminuer en raison d’une exposition répétée. C’est le cas dans la Turquie d’Erdogan, où les arrestations massives de journalistes, d’universitaires ou de fonctionnaires sont devenues tristement banales. À force d’être répétées, ces violations des libertés fondamentales cessent de choquer. La population s’habitue à des restrictions autrefois considérées comme scandaleuses. En Israël, la répression des ONG ou la marginalisation des voix dissidentes deviennent progressivement normales. Les critiques, comme la sociologue Eva Illouz, sont de plus en plus isolées, et la société s’habitue à ces nouvelles normes autoritaires.
5. Sentiment d’impuissance : une étape clé
L’impuissance ressentie par les citoyens accélère l’acceptation passive. Face à la répression croissante contre les manifestants et les dissidents politiques, beaucoup finissent par adopter une posture fataliste, convaincus qu’il est impossible de changer la situation par la protestation ou le vote. Malgré les manifestations massives de 2023 en Israël contre la refonte judiciaire, de nombreux Israéliens ressentent une impuissance croissante face à un gouvernement déterminé à poursuivre son agenda, renforçant ainsi un sentiment de résignation.
6. Conformisme social
« Tout le monde accepte, alors pourquoi pas moi ? ». Ce mécanisme social pousse à l’acceptation passive. Lorsque la majorité silencieuse semble accepter des mesures autoritaires, il devient difficile de s’y opposer ouvertement sans être marginalisé. On le constate dans certains pays européens où les discours populistes gagnent du terrain sans que l’ensemble de la société ne s’y oppose fermement. De plus, la normalisation des discours nationalistes et des politiques discriminatoires crée une pression sociale qui incite à se conformer, rendant de plus en plus difficile l’expression d’opinions divergentes sans être marginalisé.
7. Rationalisation ultime – accepter l’autoritarisme
Finalement, on arrive à une rationalisation complète. Dans les Philippines de Duterte, une partie significative de la population accepte et justifie une guerre sanglante contre la drogue au nom de la sécurité publique. Le discours officiel devient une vérité intériorisée, malgré les violations flagrantes des droits humains. En Israël, des mesures visant à l’annexion progressive des Territoires sont justifiées par des arguments sécuritaires ou idéologiques, conduisant une partie de la population à accepter, voire soutenir, des politiques autrefois inacceptables. En juin 2024, le ministre Smotrich a annoncé des changements significatifs dans la gouvernance des Territoires, notamment le transfert de la responsabilité civile des autorités militaires vers la gouvernement. Une mesure perçue comme un pas vers l’annexion de jure des Territoires, sous prétexte de sécurité nationale.
8. Oubli
Enfin, on détourne son attention, on évite d’y penser. On préfère fermer les yeux pour retrouver un semblant d’équilibre.
Ce processus insidieux montre que les démocraties ne meurent pas toujours brusquement par un Coup d’État spectaculaire, mais souvent par une succession de petites concessions, d’abandons graduels. Chaque étape, prise séparément, pourrait paraître anodine. Mais ensemble, elles conduisent à accepter l’inacceptable : un régime autoritaire, voire une dictature installé avec le consentement tacite d’une population résignée. Accepter l’inacceptable n’est donc pas un choix conscient, mais le fruit d’une série de petites renonciations successives, jusqu’au moment où l’intolérable devient une réalité familière, presque ordinaire.