Commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’

Dans la matinée du dimanche 16 juillet, nous étions quelques dizaines de Bastiais, Juifs et non-Juifs, Corses et non-Corses, rassemblés à la petite synagogue Beth Meir, pour commémorer et nous souvenir de la rafle des Juifs parisiens, 75 ans plus tôt. Cette année, les mesures de protection policières étaient plus importantes et plus visibles que les autres années.

La pittoresque ruelle du Castagno était barrée par des véhicules de police et des barrières de sécurité à ses deux extrémités. Des policiers armés stationnaient à proximité du lieu de culte israélite.

Certes, il n’y avait aucun risque d’attentat au camion bélier, puisque la petite rue où est située la synagogue est en fait un long escalier aux larges marches reliant le Vieux-Port à l’axe principal de la ville, le boulevard Paoli.

Le nouveau député, Joseph Castellani, issu de la mouvance nationaliste corse, a déposé une gerbe, ainsi que son ami Pierre Savelli, maire de la ville, qui appartient lui aussi à cette famille politique.

Après les discours et la minute de silence, après le verre de l’amitié, un kaddish a pu être récité dans la salle de prières, le nombre d’hommes juifs était suffisant pour cela.

La communauté juive de Bastia étant tellement petite, un tel évènement est assez rare, le quorum requis étant rarement atteint. Ce kaddish a donc eu une résonnance particulièrement émouvante pour les fidèles juifs bastiais.

A Paris avait lieu une autre cérémonie, d’une dimension beaucoup plus importante. En Corse, les Juifs sont sortis indemnes de la Seconde Guerre Mondiale et de la double – mais brève – occupation italienne et allemande.

De nombreux Corses ont su accomplir leur devoir moral et ont fait preuve de solidarité et de courage. Les fonctionnaires insulaires de l’époque ont eu, eux aussi, dans l’ensemble, un comportement honorable et n’ont pas suivi aveuglément les consignes venues de Vichy.

A Paris, la tragédie a pris une dimension qui en fait un évènement imprescriptible, inoubliable et impardonnable. Certes, Paris était sous occupation allemande depuis plus de deux ans.

Mais les rafles successives ont été organisées sur ordre des autorités françaises, par l’administration française et elles ont été conduites par la police française, avec une « logistique » et des moyens purement français.

Peut-on un seul instant imaginer que de telles opérations aient pu être réalisées par l’armée et la police allemandes, sans le concours de l’Etat français ? C’est l’administration française qui avait enregistré et fiché tous les Juifs vivant à Paris et ailleurs.

Les Allemands ne disposaient pas de ces fiches, qui comportaient les noms et les adresses. L’occupant ne disposait pas non plus des moyens humains pour conduire de telles rafles qui, s’il s’en était occupé, auraient eu moins de « succès » que celles qui furent organisées par des Français.

Car les Juifs de la capitale avaient encore confiance dans l’uniforme de la police de France, et la plupart n’ont pas cherché à s’échapper. C’eut été sans doute différent si les exécutants avaient porté l’uniforme vert de gris, si des camions militaires allemands et non des autobus de la RATP avaient été utilisés.

Enfin, faut-il rappeler que, lors des ignobles négociations franco-allemandes qui eurent lieu afin de préparer les rafles, les Allemands ne réclamaient pas les enfants ?

Que c’est sur instruction du chef du gouvernement Pierre Laval que les enfants ont été également raflés, en même temps que leurs parents, et qu’aucun n’est revenu vivant des camps nazis ?

Camps nazis vers lesquels ces dizaines de milliers de personnes ont été transportées à bord de wagons à bestiaux de la SNCF, et que cet abominable « service » fut facturé à l’occupant.

Tout ce qui précède et bien d’autres éléments encore font que ces rafles de 1942 à 1944 furent bel et bien des crimes français, perpétrés en collaboration étroite avec l’occupant nazi.

Il s’est donc indéniablement agi de crimes contre l’Humanité doublés de crimes de haute-trahison. Ces crimes sont imprescriptibles et impardonnables et ils doivent demeurer à jamais gravés dans la mémoire collective des Français, celles des générations présentes ainsi que celles des générations à venir.

En cela, le président Macron a eu raison de tenir les propos qu’il a tenus lors de cette commémoration, comme ses prédécesseurs Chirac et Hollande avaient eu raison de le faire en leur temps. Le silence de plomb qui dura de 1944 à 1995, à l’instigation des présidents et des gouvernements successifs durant ce demi-siècle, renforça encore le caractère ignoble de ce crime de masse auquel a participé l’Etat français.

Revenons, pour finir, sur une polémique francofrançaise qui perdure, comme on a encore pu le constater durant la récente période électorale. L’Etat français qui perpétra ces crimes, celui qui promulgua d’infâmes lois raciales dès l’été 1940, sans que le vainqueur allemand ne le lui demande, cet Etat-là incarnait-il la France, était-il la France ?

En 1940, oui, sans aucun doute, puisque l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain fut l’aboutissement d’un processus légal, approuvé par une écrasante majorité de parlementaires français.

A la même époque, de Gaulle n’était qu’un militaire insubordonné, un général à titre temporaire et un ex-sous-secrétaire d’Etat d’un éphémère gouvernement qui ne représentait que lui-même, ou presque.

De 1940 à 1944 la légitimité est passée, petit à petit, de manière imperceptible, de Vichy à la France Libre. Ce lent processus débuta non à Londres mais au Tchad, lorsque le gouverneur de ce territoire, Félix Eboué, a, le premier, transféré son allégeance au général de Gaulle et ce, dès le 26 août 1940[1].

La France Libre, grâce à ce gouverneur d’origine guyanaise, avait désormais une assise territoriale, ce qui lui conférait un début de légitimité tant nationale qu’internationale.

Cette assise territoriale a ensuite gagné toute l’Afrique Equatoriale Française et a continué à s’accroître, renforçant ainsi peu à peu la légitimité du général de Gaulle face à celle du maréchal Pétain.

Mais le grand tournant fut sans conteste l’invasion par l’armée allemande de la zone dite libre de la France métropolitaine, le 11 novembre 1942. Il est important de noter que les premières grandes rafles de Juifs, en 1942, eurent lieu avant cette invasion et donc à une époque où le gouvernement français conservait encore une certaine latitude.

La fiction d’un Etat français légitime et autonome vis-à-vis de l’occupant a disparu avec l’arrivée de l’armée allemande à Vichy. Le maréchal Pétain et son gouvernement étaient désormais sous le contrôle direct de l’occupant et ils perdaient ainsi une grande part de la légitimité qu’ils avaient conservée jusque-là.

D’autant que cette invasion totale du territoire métropolitain faisait suite au débarquement allié en Afrique du Nord, qui permit le passage du Maroc et de l’Algérie (et de l’armée d’Afrique) dans le camp de la France Libre et à l’établissement, ensuite, d’un Comité français de Libération nationale à Alger, donc en territoire français.

Une étape majeure mais trop souvent occultée du basculement de la légitimité de Vichy vers Alger fut la libération de la Corse, en septembre-octobre 1943.

La libération de cette première portion du territoire métropolitain fut accomplie sans le concours direct des Alliés anglo-saxons, par les Français eux-mêmes : résistants corses et troupes venues d’Alger.

Cependant, en 1943 encore, et même durant le premier semestre de 1944, le maréchal Pétain continuait pour nombre de Français à incarner la France, comme en témoignent les actualités de l’époque montrant des foules impressionnantes venues acclamer le chef de l’Etat Français à Paris le 26 avril ou à Nancy le 26 mai 1944 (moins de deux semaines avant le débarquement de Normandie !)

En conclusion de tout ce qui précède, je dirais donc que, le 16 juillet 1942, lorsqu’eut lieu la grande rafle du Vel’ d’Hiv’, le gouvernement français établi à Vichy incarnait encore la légalité.

Il détenait toujours une grande part de sa légitimité, tant aux yeux des Français que sur le plan international. La responsabilité de la France dans cette rafle et dans celles qui suivirent ne saurait donc être remise en cause, n’en déplaisent à François Mitterrand (qui ne la reconnut jamais) ou, plus récemment, à Marine Le Pen.

Enfin, et pour terminer, j’ajouterais que j’ai été heureux d’entendre Emmanuel Macron mentionner, dans son discours du 16 juillet, le sordide assassinat de Sarah Halimi, que j’évoquais dans mon article du 11 juillet (http://cheuzeville.net/antisemitisme-reveillons-nous/) .

A ma connaissance, il est le premier responsable français de haut niveau à s’exprimer sur cette affaire. A ce jour, la nature antisémite de ce meurtre, pourtant évidente, n’a toujours pas été retenue par la justice.

Or, s’il est bon de se souvenir d’une tragédie vieille de 75 ans, il serait encore mieux d’ouvrir les yeux sur l’antisémitisme moderne, dont Sarah Halimi n’est que la plus récente victime.

[1] Félix Eboué annonça même son ralliement à de Gaulle dès le 18 juin 1940, après avoir entendu l’appel radiodiffusé de ce dernier !

à propos de l'auteur
Hervé Cheuzeville est diplômé de l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris. Il est basé à Bastia, en Corse et a vécu et travaillé en Afrique de 1989 à 2013, toujours dans l'humanitaire, après avoir œuvré en Asie du Sud-Est. Il est l’auteur de "Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique Centrale" (Ed. l’Harmattan, 2003), de "Chroniques Africaines de guerres et d’espérance" (Ed. Persée, 2006), de "Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé" (Ed. Persée, 2010) et de "Au fil des chemins - Afrique, Asie, Méditerranée"(Edilivre, 2013). Les deux tomes de son ouvrage suivant, "Des royaumes méconnus", sont parus chez Edilivre: le premier est consacré à 6 royaumes d'Asie, le second à 12 royaumes africains. En mars 2017, les Editions Riqueti ont publié son dernier ouvrage, "Prêches dans le désert", qui constitue un véritable réquisitoire contre l'islamisme politique, le terrorisme islamiste et le parti pris propalestinien des grands médias. Ce livre a été suivi par "Nouveaux Prêches dans le désert" publié en 2020 aux Edizione Vincentello d'Istria. Entre temps, il avait publié, chez ce même éditeur "Rwanda, vingt-cinq années de mensonges". Hervé Cheuzeville a en outre contribué à deux ouvrages collectifs: "Corses de la diaspora" en 2018, sous la direction du Professeur Jean-Pierre Castellani (Scudo Editions) et "Chypre, 1974-2024, 50 ans d'occupation turque", sous la direction de l'historien Charalambos Petinos.
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