Come-out

Alors que sont publiés les résultats définitifs des élections de ce 1 novembre 2022, un mot s’impose à mon esprit : come-out.
Il est terrible de constater que ceci se produit alors que l’on marquait ce 4 novembre les 27 ans de l’assassinat d’Itzhak Rabin. Un certain Itamar Ben-Gvir, qui triomphe aujourd’hui, était à l’époque un jeune activiste d’extrême-droite très en vue, admirateur de Barouch Goldstein, l’auteur du massacre de Hebron (1994).
Dans une des manifestations contre Rabin, il avait réussi à arracher l’emblème de la voiture de fonction du Premier ministre, et avait alors déclaré: « Nous avons eu l’emblème de sa voiture, nous arriverons à lui aussi ». Ils y sont arrivés. Quant à Ben Gvir, il sera bientôt ministre de Netanyahou.
Israël a fait son come-out : avec une Knesset sans Meretz, tenant d’un sionisme à visage humain, et 14 députés d’une extrême-droite religieuse ouvertement raciste, xénophobe et homophobe, un choix clair a été fait.
On va maintenant épiloguer à perte de vue sur l’arrogance de Yaïr Lapid, sourd aux nombreux avertissements que sa stratégie de pompage des voix du Meretz et du Parti travailliste (Avoda) pouvait mener à la catastrophe, sur l’ego-trip narcissique de la présidente de ce même Avoda, avec son refus de l’alliance sur une liste commune ou même d’un « bloc technique » avec Meretz, sur la division des partis arabes israéliens et le vote en moins bien grand nombre dans ce secteur que celui enregistré parmi la majorité juive, sur tous les laïcs qui ne sont pas allés voter (participation électorale à Tel Aviv : 60%), etc. etc..
En se perdant dans ces arguties post-électorales, on va peut-être, une fois encore, manquer l’essentiel, car plusieurs constatations, simples mais tragiques, s’imposent :
1 – Une grande majorité de la population juive de ce pays rejette désormais le modèle démocratique occidental et souhaite vivre dans un pays-ghetto, avec un leader autoritaire, où les rabbins et la religion, ou à tout le moins la « tradition », feront de fait la loi, où la minorité arabe, que nombreux regrettent de ne pouvoir expulser, sera « tenue en laisse », et dont le territoire s’étendra jusqu’au Jourdain. On « gèrera » le conflit avec les Palestiniens en leur faisant comprendre que toute tentative de protester contre leur soumission leur coûtera cher, très cher.
2 – Un parti dont les deux chefs n’ont pas servi un seul jour dans l’armée comme Itamar Ben-Gvir, ou se sont arrangé un service militaire raccourci et peinard comme Bezalel Smotrich, a fait plus de voix (un soldat sur cinq, entre autres, a voté pour eux), et aura plus de mandats que le parti « Liste pour l’Etat » des deux anciens chefs d’Etat-major Benny Gantz, actuel ministre de la Défense, et Gadi Aizenkot, qui ont plus fait pour la sécurité du pays en un jour que les deux nouveaux héros des Juifs religieux en Israël dans toute leur vie.
3 – Leur succès ne doit pas faire oublier le renforcement notable des partis orthodoxes, qui passent de 16 à 19 sièges sur 120. Regardez bien leurs bancs à la Knesset : pas une femme, pas un ashkénaze au Shass, pas un séfarade à Yahadout HaTorah. Le shtetl et le mellah reconstitués sous nos yeux, le contraire absolu du projet sioniste (les deux partis sont d’ailleurs idéologiquement antisionistes, ce qui n’empêche pas Binyamin Netanyahou, « patriote en chef », de les considérer comme ses « alliés naturels pour le pouvoir« .
Plus : ils vont à présent être en mesure d’enterrer les velléités du gouvernement sortant de réforme de l’enseignement orthodoxe, qui n’inculque à ses enfants dans la plupart de ses écoles ni mathématiques, ni anglais, ni rien qui puisse les préparer au monde moderne et à l’entrée sur le marché du travail. Le chef de Yahadout HaTorah, Itzhak Goldknopf, ne nous disait-il pas le 15 octobre dernier: « Je ne pense pas que l’enseignement des mathématiques et de l’anglais dans les écoles profite à Israël »?
Et ainsi de nouvelles générations d’enfants de familles orthodoxes seront-elles, elles aussi, incapables de vivre décemment, de pourvoir à leurs besoins, et resteront dépendantes d’une caste de « maîtres spirituels » moyenâgeux.
Aujourd’hui déjà, seuls 14% des élèves de l’enseignement orthodoxe ont un baccalauréat (81% dans l’enseignement d’Etat), 9% seulement remplissent les conditions pour entrer dans une institution académique, 45% des familles orthodoxes vivent sous le seuil de pauvreté (Sever Plotzker, « Yediot Aharonot », 4.11.2022).
Quant à l’Etat d’Israël, il ne pourra longtemps supporter les frais de cette situation et continuer à entretenir une population qui refuse l’instruction moderne et la formation de ses enfants, et dans laquelle un homme sur deux ne travaille pas (voir les travaux du Prof. Dan David, de l’Université de Tel Aviv. Ici, et non en Iran, se trouve la plus grande menace sur son avenir.
4 – Habad-Loubavitch
Ah qu’ils sont sympa les « Louba » ! Quelles belles fêtes ils font pour les enfants, quelle joie de vivre, quel optimisme ! Toujours souriants, affables, prêts à donner un coup de main… Hélas, derrière cette belle façade se cache une toute autre réalité: celle d’un courant hassidique d’extrême-droite, refusant tout compromis territorial et dont je reparlerai bientôt plus longuement ici, en relatant par exemple son comportement dans les années qui ont précédé l’assassinat d’Itzhak Rabin.
Un mouvement qui entretient un rapport plus qu’ambigu avec le sionisme et Israël, ne fêtant par exemple pas le Yom Haatsmaout (Journée de l’Indépendance). Quant à l’esprit qui règne dans cette communauté, les résultats du vote au village de Kfar Habad, près de Rishon LeZion, centre de l’activité des Loubavitch en Israël, me semblent éloquents: plus de 56% pour la liste Ben Gvir-Smotrich. Pensez-y la prochaine fois qu’on vous invitera à « faire la fête » avec eux.
5 – Mansour Abbas
Mansour Abbas, le chef du parti arabe religieux Ra’am, a été le premier leader arabe israélien à faire entrer son parti dans une coalition gouvernementale (sans y prendre de poste de ministre). C’était aussi la première fois depuis 1948 que des partis politiques juifs proposaient une alliance à un parti arabe. Mansour Abbas n’est à priori pas ma tasse de thé : il est un peu le Shass musulman, et comme tel est très conservateur sur les questions de société, suivant les directives du Conseil de la Choura, l’équivalent du Conseil des Sages de la Torah pour Shass. Mais Abbas n’est pas que cela.
Il est surtout, à mes yeux en tous cas, le premier leader arabe israélien à avoir expressément déclaré: » « Israël est né en tant qu’État juif. Et c’était la décision du peuple juif, d’établir un État juif. La question n’est pas de savoir quelle est l’identité de l’État. C’est ainsi que l’État est né, et c’est ainsi qu’il restera (…) C’est la réalité. La question n’est pas de savoir quelle sera l’identité de l’État, mais quel sera le statut des citoyens arabes dans cet État ».
En mai 2021, après l’incendie de la synagogue Beit Israël à Lod, Mansour Abbas s’y rendit en personne, condamna l’abject vandalisme et promit une aide à la reconstruction de celle-cן. Tout ceci ne lui a servi à rien. Dans un pays rongé jusqu’à la moelle par le racisme le plus primaire, il reste haï et plus encore, méprisé, par le mainstream juif. Il est arabe. Sa participation à la coalition est vue par la plus grande partie des électeurs juifs, de droite et religieux, comme un crime contre « l’honneur de la famille ».
6 – La démocratie haïe et retournée contre elle-même
Dans les années ’80 et ’90, j’ai passé beaucoup de temps dans les couloirs de la Knesset. Je travaillais alors avec le ministre Amnon Rubinstein (sioniste libéral puis l’un des chefs de Meretz), d’abord dans ses fonctions de ministre des Communications, ensuite, quelques années plus tard, de ministre de l’Education nationale, et ceci m’amenait régulièrement au Parlement.
J’y voyais, toujours très affairés, des bataillons entiers de jeunes orthodoxes, chemise blanche, pantalon noir, assistants parlementaires des députés Shass et Agoudat Israël, conseillers, porte-parole, apparatchiks de sections locales venus à Jérusalem pour les affaires du parti, etc. Des jeunes en parfaite santé (pas une seule femme évidemment), qui cependant n’envisageaient pas une seconde de contribuer à la défense de leur pays, tout comme ils ne le font pas dans leur écrasante majorité aujourd’hui.
Je me suis fait alors cette réflexion, qui ne m’a jamais quitté, et qui aujourd’hui, devant le renforcement constant (et irréversible, natalité faisant loi) de ces partis orthodoxes, ne fait que me harceler toujours plus: « Mais bon sang, ces gens vomissent la démocratie, ils n’y croient pas une seconde, tout le monde orthodoxe se soumet aux édits de ses maîtres spirituels sans broncher et appelle de ses voeux un Etat théocratique (« medinat halakha« ), comment est-il possible que la démocratie leur permette de la miner de l’intérieur de telle façon ? ».
En 1999, le leader incontesté du monde orthodoxe de l’époque, le rabbin Eliezer Menahem Schach, était cité dans le grand journal orthodoxe Yated Neeman comme comparant la démocratie à un « cancer », « une maladie terrible qui se diffuse et détruit l’âme et le corps ». On parle souvent du « suicide des démocraties ». Israël illustre tragiquement ce processus.
7 – Hagar Guefen
Hagar qui, demanderez-vous ? Hagar Gefen, septuagénaire, n’a pas perdu espoir en un Israël humain et plus juste. Malgré son âge, elle se rend parfois en Cisjordanie avec des groupes israéliens qui aident les Palestiniens à la récolte des olives, et surtout tentent de les protéger des attaques de colons (un seul exemple: en novembre 2020, l’armée a rapporté à la Knesset pas moins de 37 actes de violences de colons en cinq semaines – et aujourd’hui aussi cela continue, dans l’impunité totale).
Des colons ont battu il y a deux semaines cette femme de 70 ans et l’ont envoyée à l’hôpital avec des côtes cassées et une perforation au poumon. Aucun rabbin du « sionisme religieux » n’a condamné cette attaque. La police et l’armée regardent ailleurs, pas d’arrestations, on ne « retrouve » pratiquement jamais les agresseurs. Pas de chance, quoi…
Assez honteux d’être à mon clavier au lieu d’avoir été à vos côtés, je vous tire mon chapeau et vous souhaite un plein et rapide rétablissement, madame Gueffen.
Pour l’Israël à visage humain, celui qu’ont désiré avec tant d’ardeur et pour lequel ils ont tant donné les fondateurs de tous courants, de Herzl à Ben Gourion, de Jabotinsky à Begin, pour l’Israël de la Déclaration d’Indépendance, par contre, la situation semble sans espoir de retour.