Claude Lanzmann – dernière interview à Jérusalem

Nous avons hésité à publier cette interview du regretté Claude Lanzmann en intégralité. Elle date de Juillet 2017, lors du festival du film de Jérusalem, alors qu’il y présentait deux films, « Napalm » et « Pourquoi Israël ». Il avait alors 91 ans, était malade et particulièrement fatigué. Comme on peut le constater, même si nous avons coupé beaucoup de passages, il entendait mal et s’endormait au milieu des phrases.

Mais nous avons malgré tout décidé de la diffuser sur Fréquence Tel-Aviv car il y dit des choses intéressantes qu’il n’a pas forcément dites ailleurs, que ce soit sur son film, sur Sartre, sur Israël, sur ses espoirs, ses craintes et sur d’autres sujets encore. Nous espérons que vous serez compréhensifs et pardonnerez le lent débit de paroles et la fatigue de ce grand Monsieur qui a marqué l’Histoire. Il nous a semblé important de faire connaître ce document. In Memoriam.

Voici donc l’interview filmée, suivie de sa retranscription :

Michael Grynszpan – Claude Lanzmann bonjour, vous êtes depuis quelques jours au Festival du Film de Jérusalem et vous y présentez deux films, dont votre premier film « Pourquoi Israël », sans point d’interrogation, « Pourquoi Israël » avec un point. Quelle a été l’origine de ce film, qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce film ?

Claude Lanzmann – Ça n’arrive pas tous les jours quand même la création d’un Etat, c’est quelque chose de très neuf, de très très nouveau. Encore plus pour moi d’ailleurs puisque moi je sortais de la guerre. Et j’avais combattu les Allemands, je me suis battu, j’en ai tués. Donc… Mais je n’étais pas synchrone avec l’histoire parce que… si j’avais été synchrone j’aurais été là en 1948. Or en 1948 je n’étais pas ici mais à Berlin, j’étais recteur de philosophie et de littérature française à la Freie Universität Berlin, l’université libre de Berlin.

MG – Vous avez l’impression que ce film a aidé le public en France à comprendre Israël, à mieux comprendre ce qu’était le sionisme ?

CL – Ah je suis sûr que oui. Pas seulement en France, dans le monde entier, partout où le film a été vu. C’est ici qu’il a été le moins vu d’ailleurs, ce qui est une honte. Il n’est jamais passé à la télévision ici.

MG – Eh bien là on répare en le passant au Festival du Film de Jérusalem.

CL – Oui, 35 ans plus tard…

MG – Oui, plus que 35 ans, 45 ans même. Mais que vouliez-vous montrer en faisant ce film sur Israël ?

CL – Ce que je voulais montrer ? Ce n’est pas ce que je voulais montrer qui est important. Je voulais montrer ce qu’a été ma découverte à moi. Et il y a beaucoup de scènes très très drôles. Vous l’avez vu « Pourquoi Israël » ?

MG – Oui je l’ai vu, il y a longtemps, mais je l’ai vu.

CL – Il y a des scènes drôles, et on rit beaucoup dans ce film. Et il y a une clef dans ce film. Il y a un thème qui revient sans arrêt : c’est la question de la normalité et de l’anormalité – « a » privatif, en anglais « abnormality ». La normalité d’Israël c’est l’anormalité même. C’est ça qui revient tout le temps et surtout c’était très frappant, très flagrant.

MG – Est-ce que vous avez l’impression que les choses ont changé, depuis votre film donc, est-ce que vous avez l’impression qu’on comprend mieux Israël, qu’Israël est mieux accepté ?

CL – Non. Non, les questions se posent autrement, se posent en d’autres termes. Il n’y a pas la réponse aux questions qui étaient posées alors et tel qu’elles étaient posées. Mais la réponse c’est la réalité. Et la réalité, tout dépend comment on prend cela, mais après tout les israéliens ont le droit d’être fiers, très fiers même de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils ont accompli.

MG – Et il y a encore des risques pour Israël selon vous ?

CL – Sûrement oui. D’abord on a toujours des craintes à avoir mais dans la situation très singulière, très particulière d’Israël, oui il y a des craintes à avoir mais… Mais vous vivez avec ça, vous vivez avec.

MG – Vous avez souvent pris la plume pour défendre justement Israël.

CL – Oui.

MG – Dans Les Temps Modernes, mais aussi ailleurs…

CL – Dans Le Monde, dans beaucoup de publications.

MG – Est-ce que vous avez conscience du fait qu’on vous acclame pour votre film « Shoah » mais qu’on passe sous silence souvent tout ce que vous dites sur Israël…

CL – Oui mais enfin, la faute, si faute il y a, c’est d’abord une faute israélienne… parce que ce sont les israéliens qui ont décidé que ce film ne serait jamais montré à la télévision.

MG – On vous a souvent accusé d’être un témoin extérieur à votre sujet d’étude. Et pour « Pourquoi Israël » on vous a reproché de ne pas être israélien, de ne pas bien connaitre la vie israélienne, de ne pas parler hébreu…

CL – Oui mais enfin c’est moins simple que ça, parce que j’ai écrit un autre livre qui s’appelle « Le lièvre de Patagonie », vous l’avez lu ?

MG – Je l’ai lu, j’ai adoré je dois vous dire, j’ai adoré ce livre…

CL – Eh bien je me suis bien expliqué je crois là-dessus. Je suis à la fois dedans et dehors, dehors et dedans, c’est égal de la façon dont on prend cette formule. Mais je crois que ne pas apprendre l’hébreu, par exemple, a été une décision très importante. C’est compliqué, pas simple du tout. Mais la première fois que je suis venu dans ce pays, je suis resté trois mois et j’aurais pu rester beaucoup plus longtemps.

MG – Vous avez envisagé un jour de vous installer, de venir vivre en Israël ?

CL – Ah je ne peux pas dire ça, non, parce que je suis trop lié à la France, à la littérature française, à la langue française. Je ne sais pas, il faudrait un courage formidable que je n’ai pas. Mais même à vingt ans, la première fois que je suis venu ici, j’avais vu Ben Gourion qui m’avait dit « Alors qu’est ce que vous attendez ? il faut venir tout de suite ». Je lui ai dit « Attendez, laissez moi prendre mon temps ». J’ai pris mon temps… Mais il n’empêche qu’Israël est central dans ma vie.

MG – Je connais votre vie par votre livre « Le lièvre de Patagonie ». Alors parlons une minute si vous le voulez bien de Jean-Paul Sartre, il y a un rapport avec le film d’ailleurs « Pourquoi Israël ». Vous racontez que vous étiez stupéfait par la position de Sartre, la thèse de son livre « Réflexions sur la question juive », il pensait finalement que les juifs étaient une identité fantôme qui n’existait que par le regard d’autrui. Et c’est après votre voyage en Israël que vous lui avez dit « ce n’est pas vrai, il y a des juifs qui existent sans antisémites – on peut vivre en tant que juif »…

CL – Oui je lui ai dit ça.

MG – Comment vous le lui avez dit ? Comment a-t-il reçu cela ?

CL – Sartre c’était un homme d’abord d’une grande intelligence, très grande, et d’une grande bonne foi aussi. Et je lui ai parlé longuement et je crois que je l’ai convaincu. Mais il n’a pas lu le Lièvre de Patagonie. Il n’a pas lu le « Lièvre », il n’a pas lu un seul de mes livres et il n’a pas vu un seul de mes films, il était aveugle. Ça j’avoue que ça m’a attristé.

MG – Mais il a été touché par votre argument ? Il a entendu ? Vous racontez que vous avez visité avec lui l’Egypte et aussi Israël. Et il n’avait pas beaucoup de sympathie au début pour Israël, Sartre, mais il a évolué.

CL – Non. Il avait… ben oui, il y a eu des tas d’incidents, parce qu’il a refusé de rencontrer l’armée [ndlr : Tsahal], les gens de l’armée. Alors les gens ici lui ont dit vous avez tort parce que les gens de l’armée sont vos lecteurs, ce sont eux qui vous lisent. Mais il a fini par le comprendre. Et Simone de Beauvoir et moi, nous lui avons tellement… nous ne l’avons pas laissé tranquille là-dessus.

MG – Il avait des préjugés sur les juifs, sur l’armée, sur l’Etat juif…

CL – Il avait des préjugés sûrement. Mais malgré ces préjugés, ou à cause d’eux peut-être, ses « Réflexions sur la question juive » c’est un livre magnifique. Ca m’arrive de reprendre ses livres ou de le relire et je vois ses défauts, mais quand c’est bien c’est très bien.

MG – On dit qu’à la fin de sa vie il s’est rapproché par Benny Levy du judaïsme.

CL – On peut dire ça, oui. On peut dire ça. Mais c’est pas… c’est vrai et c’est pas vrai. Ce n’était pas un homme très simple.

MG – Et alors actuellement, vous savez qu’on a célébré les soixante-quinze ans de la rafle du Vel d’hiv à Paris et vous étiez ici à Jérusalem quand ¬ça s’est passé. Est-ce vous avez entendu le discours du nouveau président Emmanuel Macron ?

CL – Non.

MG – Vous avez entendu dire que c’était un excellent discours, impressionnant ?

CL – Oui

MG – Et il y a eu une polémique autour de la présence du Premier Ministre israélien Netanyahu lors de cette cérémonie, qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que c’est la place d’un chef d’Etat israélien ?

CL – Oui absolument !

MG – Même si ça concerne les Juifs de France ?

CL – Je ne vois pas [ndlr « le problème »]… c’est parfaitement légitime, je ne vois pas pourquoi on va s’opposer à la présence de Netanyahu, pourquoi ?

MG – Parce que c’est un Etat étranger et que là ça concerne les Français, la déportation des Juifs de France.

CL – Vous comprenez ça vous ?

MG – Je ne dis pas que je partage, je dis que certains ont affirmé ça, certains ont protesté.

CL – Je suis un peu fâché parce que je vous parle très mal parce que je suis…

MG – Vous êtes fatigué…

CL – Oui

MG – je sais, je vois…

CL – Relisez tout ce que j’ai écrit dans « Le lièvre de Patagonie ». Lisez ma soirée à Afoula.

MG – Je l’ai lu… Vous avez une promenade à votre nom maintenant en Israël ?

CL – Oui j’ai une très belle promenade. Ce n’est pas sûr que je réussis à la trouver [ndlr : il la cherche sur son portable]

MG – Comment voyez-vous l’avenir d’Israël ?

CL – Comment je vois l’avenir ? Je ne sais pas, il y a des choses qui me paraissent aller de soi… Tout le monde est hostile à Netanyahu mais pas moi. Je ne lui suis pas hostile parce que si vous prenez les cartes de géographie de la région, Israël n’est pas là, Israël n’existe pas. Et moi j’ai vu des écoles à Gaza par exemple, il n’y a pas Israël [ndlr: sur les cartes]. Donc, c’est très dangereux.

Et j’ai fait quelque-chose, je ne sais pas si vous le savez. Ma deuxième femme, qui s’appelait Angelika Schrobsdorff qui était une demi-juive allemande. Et elle est morte il y a environ deux ans, à Berlin. Elle est retournée mourir à Berlin. Et moi j’ai donc passé deux nuits à Berlin à l’hôtel, un hôtel que que je connais, hôtel Kempiski, un hôtel allemand très moderne, tellement moderne que l’on ne comprend pas comment ça fonctionne, comment il faut appuyer pour avoir la lumière… c’est très déprimant.

Et puis finalement je suis tombé sur une sorte de guide pour les clients de l’hôtel, pour qu’ils puissent se retrouver dans tout ça. Bon et puis je vois une – j’ai compris très vite qu’il s’agissait de cela – il y avait une sorte d’annuaire téléphonique avec le moyen d’appeler à l’étranger à partir de votre chambre sans passer par les opérateurs, direct avec un numéro. Israël c’est 972. Je regarde, j’étais sur les « i », sur Italie, et sans faire exprès je me dis je vais regarder Israël.

Eh bien il n’y avait pas d’Israël. A l’hotel Kempiski en 2013 à Berlin. Alors je me suis dit que c’est incroyable, on n’est pas dans une école communale de Gaza. Et alors j’ai pris le téléphone et j’ai appelé la réception et j’ai demandé à quelqu’un de responsable. Alors il était très aimable. Je suis descendu et j’ai parlé avec un type qui me dit « oh Monsieur, vous me faites un tel plaisir de poser cette question, je suis juif moi-même », me dit-il, « et c’est notre clientèle qui demande cela. Et la direction a pris la décision de souscrire à tout ce que veut la clientèle ».

Bon, il y a le chemin de fer à Jérusalem, c’est pareil aussi. Et j’ai dit « mais on n’est pas obligé de céder à cela ».

Il m’a dit « retournez-vous et regardez ». C’était un très grand lobby. C’était uniquement des enfants arabes, du Golfe, qui étaient dans d’immenses divans, d’immenses canapés etc. Ils étaient presque obscènes, on voyait les couilles des types qui étaient là avec les filles…

Et il me dit : « on ne peut rien faire ».

MG – Donc ne serait-ce que le nom d’Israël dérange ? rien que le nom écrit sur une feuille d’un hôtel ça peut déranger certaines personnes ?

CL – Ben oui.

MG – Au 21ème siècle… le nom d’un pays dérange.

CL – Alors qu’est-ce que j’ai fait ? je suis rentré à Paris et j’ai écrit un article immédiatement. Je l’ai envoyé au Monde. Et Le Monde n’a pas voulu le prendre. Généralement ils prennent tout ce que j’écris. Alors je l’ai envoyé au Figaro qui l’a pris aussitôt. Et je l’ai envoyé au Frankfurter Allgemeine Zeitung. L’article a été publié dans le Frankfurter et dans le Figaro le même jour, le lendemain ou le surlendemain. Ça a fait un bruit terrible en Allemagne. Le Spiegel, tous les journaux en ont parlé, vous ne vous en souvenez pas ?

MG – Si si, je me souviens de cela… Et pourquoi le Monde a refusé ?

MG – Par connerie ! parce qu’ils sont lâches, peureux… et parce qu’il s’agissait de défendre Israël. Et ça ils sont contre. Et alors la direction du Kempiski s’est excusé publiquement et ils ont rétabli le nom d’Israël et l’identité téléphonique.

MG – Bravo ! et c’est un combat parmi d’autres… Je vous souhaite bonne santé jusqu’à 120 ans…

CL – J’aimerais bien, si j’ai pas…

MG – Et merci pour tous vos films et vos combats. Merci beaucoup.

CL – Voilà. Votre nom, c’est ?

MG – Michael Grynszpan

CL – Ah Grynszpan, c’est un nom célèbre.

à propos de l'auteur
Michael Grynszpan est réalisateur de films documentaires et journaliste. Il a travaillé pour des chaines internationales et israéliennes. Né à Paris, il habite depuis plus de vingt ans à Tel Aviv.
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