Chaïm Soutine, une judéité paradoxale

Le couvent des Capucins à Céret, 1920, Chaïm Soutine, 1893-1943 Paris, Wien Musée Léopold. (Crédits : Flickr / Jean-Louis Mazières / @mazanto)
Le couvent des Capucins à Céret, 1920, Chaïm Soutine, 1893-1943 Paris, Wien Musée Léopold. (Crédits : Flickr / Jean-Louis Mazières / @mazanto)

Chaïm Soutine est né en 1893 dans une famille nombreuse juive orthodoxe, très attachée aux traditions talmudiques. Originaire du shtetl de Smilovitchi situé près de Minsk, il connaît la pauvreté et la peur des pogroms. Son goût pour la peinture défie un environnement autoritaire et oppressant, car les interdits religieux de son enfance s’opposent à toute forme de représentation humaine ou animale (Exode, XX:1-4)[1]. Or, son premier portrait est celui d’un rabbin, qui lui vaut d’être exclu de sa communauté. Accusé de profanation et de provocation, sévèrement battu, isolé, humilié, il fuit sans bagage son village, arraché aux siens et à son identité.

ll s’installe d’abord à Vilnius, puis à Paris, fuit les frontières étriquées et angoissantes de son ghetto, mais comprend peu à peu, malgré le succès qui vient vers 1925, qu’il ne pourra jamais se défaire totalement de ses racines juives qui hantent toute son œuvre.

Son art devient l’exutoire, obsessionnel et autodestructeur, d’un paradoxe infini qu’il porte comme un fardeau : être un peintre juif alors qu’un Juif ne peint pas.

Le dilemme originel de Soutine, consubstantiel à sa créativité inquiète, réside précisément dans ce choix permanent et douloureux entre vivre librement sa vie d’artiste, et l’attachement à son judaïsme.

Avez-vous observé avec attention l’une des cinq cents toiles qu’il nous reste de lui[2] ? Avez-vous ressenti ce malaise – et cette fascination – qui vous prennent à la gorge ? Bondissant des couleurs et de la matière, une puissance dérangeante vous étreint d’abord, féroce, vibrante, cruelle. Dans une palette succincte, réduite au blanc, bleu et rouge, nervosité et urgence brouillent les formes habituelles de la peinture qui surgit précipitée, accidentée, suffocante. Puis des formes ou un visage apparaissent. Un chemin sinueux, entre lignes tremblantes du dessin et bruits discordants des pinceaux, vous égare dans un paysage qui remue et s’agite. Une nature morte jette à la figure des carcasses d’animaux charnues et palpitantes. Un portrait triste, ingrat et ondulant, exhibe ses traits brouillons et ses grandes oreilles.

Soutine est un « peintre du chaos » qui détruit régulièrement ses œuvres, jette ou brade sa production[3], travaille et recommence beaucoup, éternellement insatisfait, exigeant, perdu. Une tristesse morbide semble parfois l’habiter.

À Montparnasse, il découvre une vie intellectuelle et artistique intense qui l’enchante mais l’effraie, car il reste un étranger ne parlant que le yiddish ; il peine à s’intégrer. Soutine est un solitaire peu sociable, pas toujours très sympathique. On sait qu’il rôdait « seul toute la journée, ses toiles sous le bras et sa boîte de couleurs ficelée à la hanche, rentrant fourbu après de longues courses »[4].

Il y découvre surtout la pauvreté et la détresse matérielle d’un peintre maudit sans le sou, guetté par la misère et la faim, squattant ici et là, sans domicile fixe, sans atelier de travail à lui.

Il se lie toutefois d’une sincère et durable amitié avec son coreligionnaire Modigliani qui est, en apparence, tout son contraire ; le bel Amedeo est un Juif flamboyant et expansif, élégant et séducteur, tellement à l’opposé de l’acariâtre Soutine qui rase les murs et pique des colères impressionnantes. En réalité, ils se ressemblent beaucoup et se comprennent instinctivement[5] ; leur travail se nourrit l’un l’autre.

Cette amitié semble un autre paradoxe, une sorte de miracle improbable dont un tableau semble le symbole. Dans son portrait peint en 1916 par Modigliani, on voit « Soutine revêtu du pauvre manteau de velours beige qu’il a traîné longtemps » ; il y fait « avec sa main droite un écartement particulier du majeur et de l’annulaire. […][Cette position] signifierait la bénédiction cohanique des prêtres d’Israël, clin d’œil possible à leur commune judéité, et signe de l’admiration sans borne que voue le peintre italien au talent de Soutine »[6].

« Les affinités de sensibilité entre les deux hommes apparaissent pleinement sur ce portrait: le pathétique du jeune artiste encore mal aimé est souligné par l’expression du regard, la mèche en bataille, les traits lourds et rougeauds »[7]. « Les contrastes entre les tons dominants très sombres du fond et le beige ocré de la veste accentuent l’impression de désarroi du modèle »[8].

Avec le succès et la cote grimpante de ses œuvres, Soutine prend des habitudes de parvenu. « Il affectionne les chemises ou cravates voyantes, collectionne les chapeaux coûteux, et suit des cours de diction auprès d’une vieille actrice du Français pour perdre son accent yiddish »[9].

Mais si le confort est une sécurité matérielle qui le tranquillise, il reste un enfant du ghetto, occupé à mettre en scène des gens humbles, ou un repas frugal, qu’il associe volontiers au souvenir de sa propre pauvreté.

C’est que son obsession picturale paraît à la fois « traumatique et thérapeutique »[10]. Son besoin maladif de refouler un passé douloureux se conjugue en effet à une longue et invalidante maladie de l’estomac qui finira par l’emporter en 1943, comme la tuberculose emporte Modigliani en 1920.

Le paradoxe originel du peintre se complète ainsi du paradoxe plus intime de l’homme : pour les uns, Soutine est un vagabond un peu fou et mystique, fasciné par la désolation et la mort ; pour les autres c’est un éternel amoureux, timide et secret mais aussi drôle et facétieux.

À la fin des années 1930, c’est avec une gravité lucide qu’il devine tout des événements à venir. Son instinct parle pour lui.

À l’automne 1940, les lois antijuives du régime de Vichy sont mises en place. Il se fait recenser comme réfugié juif russe sous le numéro 35702146. Dès lors, il est susceptible d’être arrêté à tout moment pour être envoyé dans un des camps installés en zone sud ; il entre dans une semi-clandestinité[11].

Dans les dernières années de sa vie, il renoue avec l’errance clandestine et la dépression ; réfugié en Touraine, traqué et très affaibli par la maladie, il retourne à une vie précaire, vieilli et usé prématurément, comme si le destin s’acharnait à lui rappeler ses origines, alors même qu’il a toute sa vie voulu s’en défaire. N’a-t-il pas souhaité un moment se convertir au christianisme ?

Il meurt d’un ulcère perforé qui a dégénéré en cancer[12]. Picasso, Max Jacob, Cocteau, assistent à ses funérailles. Il est inhumé au cimetière du Montparnasse, dans le caveau familial de sa dernière compagne qui est, ironie du sort, orné d’une croix latine. On peut simplement y trouver une discrète plaque de marbre portant son nom, dépouillée de tous les signes extérieurs de sa judéité.

L’ultime paradoxe enfin est que Soutine est considéré comme un peintre juif, alors qu’il n’a jamais explicitement souligné ni revendiqué son appartenance à un courant artistique juif, ni à la communauté juive en général, ni au sionisme en particulier. « En se tenant à l’écart de tous les activismes politico-religieux de l’époque, il a clairement marqué son refus d’une appartenance à un mouvement lui offrant une telle identité »[13].

C’est pourtant en tant qu’artiste juif qu’il est présenté dans le catalogue de la collection Paul Guillaume en 1929. Une salle lui est même consacrée dès 1931 dans le musée des Écoles étrangères du musée du Jeu de Paume. C’est que, pour de nombreux critiques d’art de l’époque, son art s’apparente à celui de bon nombre d’artistes venus d’Europe centrale et orientale comme lui.

Beaucoup d’entre eux peuplaient à cette époque le quartier Montparnasse et ont contribué, c’est vrai, à l’émergence d’une « école juive de Paris ». Tous ont su dépasser les aléas de leur propre histoire et les interdits religieux du judaïsme pour imposer une vision inédite du monde. On compte parmi eux Marc Chagall ou Jacob Lipchitz.

Malheureusement, ces considérations nourrissent très vite les pires clichés xénophobes et antisémites : Soutine est immanquablement associé à l’expressionnisme allemand de triste réputation, considéré comme dégénéré et dégradant. Assimilé ainsi à l’ennemi héréditaire germanique, il n’en est que plus marginalisé, jugé incompatible avec l’art français proprement dit[14]. On voit d’autre part, dans son art insolite et intriguant, les caractéristiques typiques du Juif apatride, exilé et errant : « Son œuvre est un cataclysme pictural […] une véritable antithèse à la tradition française […] [considérée] comme l’étrange ébullition de la mentalité juive élémentaire qui, fatiguée du joug rigoureux du Talmud, a donné un coup de pied dans les tables de la Loi »[15].

La peinture de Soutine excelle dans le mouvement et l’instable, échappe continuellement aux experts, qui ont du mal à cerner sa personnalité originale, insaisissable, inclassable ; elle nous invite à entrer dans un monde flottant, sans assise ni repos, tout bouge et tout s’efface, sous le poids d’une imminente catastrophe.

Le mystère d’une telle œuvre réside précisément dans les multiples contradictions artistiques et intimes d’une judéité paradoxale.

[1] « Tu ne feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre » (Exode, 20 : 4). Cependant, le Talmud, contrairement à la Torah, distingue la recherche esthétique, qui autoriserait la peinture, de l’idolâtrie – avoda zara – (Marc Restellini, Soutine, le fou de Smilovitchi, Pinacothèque de Paris, 2007 page 23). Toutefois, cette distinction est rarement faite chez les fidèles du shtetl pour qui « la Loi, c’est la Loi » (Clarisse Nicoïdski, Soutine ou la profanation, Paris, éditions Jean-Claude Lattès, 1993, page 25).

[2] En Israël, les œuvres de Chaïm Soutine sont présentes :

À Haïfa, musée Hecht :

  • « Rue de Cagnes-sur-mer », 1923-1934, huile sur toile, 47 × 56 cm

À Jérusalem, musée d’Israël :

  • « La Place du village à Céret », 1920, huile sur toile (76 × 94 cm)
  • « La Colline de Céret », 1920-1921, huile sur toile (61 × 84 cm)
  • « Colline à Céret », 1921-1922, huile sur toile (72,5 × 91 cm)
  • « Portrait d’un jeune homme », 1923-1924, huile sur toile (73,5 × 50 cm)
  • « Le Garçon en bleu », vers 1924, huile sur toile (93,5 × 65,5 cm)
  • « Jeune fille en rouge », 1928, huile sur toile (81,5 × 34,5 cm)

À Tel Aviv-Jaffa, musée d’art :

  • « Montmartre », v. 1919, huile sur toile

Une exposition Soutine a eu lieu à Jérusalem en 1968 (Musée d’Israël), une autre au musée juif de New York en 1985 (intitulée « The Circle of Montparnasse: Jewish Artists in Paris 1905-1945 ») .

[3] « Chaïm Soutine (1893-1943), l’ordre du chaos » Guy Cogeval, p. 9, musée de l’Orangerie, édition Hazan, 2012.

[4] Clarisse Nicoïdski, Soutine ou la profanation, Paris, éditions Jean-Claude Lattès, 1993, pages 114-115.

[5] « Ils sont tous deux rongés de l’intérieur, non tant par la maladie que par une souffrance profonde, palpable chez Soutine, plus dissimulée chez son exubérant compagnon, qui la noie cependant dans l’alcool et la drogue » (Christian Parisot, Modigliani, Paris, Folio, coll. « Folio biographies », 2005 , page 205.

[6] Marc Restellini, Soutine, le fou de Smilovitchi, Pinacothèque de Paris, 2007 page 11.

[7] Maurice Sachs, Le Sabbat. Souvenirs d’une jeunesse orageuse, Paris, Éd. Corrêa, 1946, page 377.

[8] Modigliani, L’ange au visage grave, Musée du Luxembourg, Paris, 2002,

[9] Dan Franck, Bohèmes, Paris, Calmann-Lévy, 1998 pages 493-494.

[10] Dan Franck, ibid, page 498.

[11] Maïthé Vallès-Bled, « Soutine », musée des beaux-arts de Chartres, 1989, pages 84-89

[12] Olivier Renault, Rouge Soutine, Paris, La Table Ronde, coll. « La Petite vermillon », 2012, pages 143-144.

[13] Soutine, Pinacothèque de Paris, 2007, Marc Restellini.

[14] Waldemar George, « Soutien », L’amour de l’art, vol.7, n°11, 1926)

[15] Maurice Tuchman, Esti Dunow et Klaus Perls, Soutine. Catalogue raisonné, Cologne, Taschen, 2001, page 65.

à propos de l'auteur
Après une carrière dans l'enseignement, Jean-Paul a ouvert une librairie en Nouvelle Aquitaine où il vit actuellement.
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