Cette marque indélébile qu’Yitzhak Rabin m’a laissée

Le Premier ministre Yitzhak Rabin à Washington, DC, le 16 novembre 1993 (Crédit : AP Photo / Charles Tasnadi)
Le Premier ministre Yitzhak Rabin à Washington, DC, le 16 novembre 1993 (Crédit : AP Photo / Charles Tasnadi)

Je quittais ma salle de classe de CM2, en une froide journée de novembre, quand un surveillant avait interpellé les élèves que nous étions avec vivacité : « Vous avez entendu ? Kennedy s’est fait tirer dessus ». Tous les Américains d’un certain âge se souviennent très précisément du lieu où ils se trouvaient lorsque la nouvelle était tombée. Les images de l’assassinat, comme celles de Jacqueline Kennedy, sous son voile noir, marchant derrière le cercueil de son époux et se tenant, immobile, devant sa tombe, sont gravées, telle une marque indélébile, dans nos esprits.

Et cela avait été également lors d’une froide journée de novembre – un samedi, 32 ans plus tard – qu’un collègue de la CNBC m’avait appelé chez moi et qu’il m’avait dit au téléphone, le souffle court : « Allume la télévision ! NBC News va annoncer qu’Yitzhak Rabin est mort. On lui a tiré dessus ».

Le choc que j’avais ressenti ce jour-là – le 4 novembre 1995 – avait été très différent, et pas seulement parce que j’étais déjà un adulte d’âge moyen à ce moment-là. La nouvelle m’avait ramené en 1978 lorsque j’avais longuement interviewé Rabin, seul, à Jérusalem. Sur les milliers d’entretiens que j’ai pu réaliser au cours des cinq dernières décennies, celui-là aura été l’un des plus précieux et des plus inoubliables.

La nuit du meurtre de Rabin, je devais me rendre à une soirée pour le travail que je pouvais difficilement manquer et, par coïncidence, je devais passer prendre une collègue israélienne Shivi et son mari Dror, qui vivaient aux Etats-Unis depuis quelques années.

« Je me souviens très exactement de l’endroit où je me trouvais, dans la chambre, quand tu as téléphoné », m’a-t-elle écrit un quart de siècle plus tard, « et tu m’avais dit de m’asseoir parce que tu avais une nouvelle terrible à m’annoncer. Et je m’étais assise au bord du lit. Je me souviens de mon choc, de mon trouble, de ce sentiment que j’ai eu d’être si loin de chez moi, si isolée. Et j’ai ensuite réalisé qu’il fallait qu’on décide quoi faire pour cette soirée ».

Nous avions tous les trois longuement discuté cette nuit-là, concluant qu’il était préférable pour nous de rester ensemble. J’avais besoin d’être aux côtés d’Israéliens qui comprenaient et eux étaient heureux d’être avec un Juif américain qui avait passé tant de temps en Israël depuis 1970, et qui avait aussi rencontré Rabin.

Mon héros

Et nous avions pris la route – un trajet de quatre heures – pour aller à la soirée. Je m’étais souvenu de mon interview avec Rabin, au mois de décembre 1978. A l’époque, j’étais directeur de l’information dans une station de radio du comté de Rockland, au nord de New York City, et j’étais journaliste indépendant pour l’Associated Press et pour l’United Press International. Ma sœur vivait à Jérusalem depuis un an, j’avais décidé de lui rendre visite et d’en profiter pour faire le plus grand nombre d’interviews possibles pendant mon séjour.

Grâce à l’accréditation journalistique qui m’avait été délivrée par le bureau du Premier ministre de l’époque, Menachem Begin, qui m’avait ouvert toutes les portes, j’étais arrivé à la Knesset et j’avais été heureusement surpris de découvrir que ma carte m’autorisait à errer dans le bâtiment du Parlement et à demander un entretien à toutes les personnes que je serais amené à croiser. Je me suis dirigé vers le restaurant, n’ayant aucune idée de qui je pourrais voir ou reconnaître – et il y avait là Yitzhak Rabin, seul, en train de terminer son déjeuner.

Une décennie plus tôt, il avait été mon héros en tant qu’architecte de la victoire d’Israël au cours de la guerre des Six jours. J’avais été heureux quand il était devenu Premier ministre en 1974, j’avais été profondément impressionné lorsqu’il avait ordonné le raid à Entebbe pour sauver les passagers d’un avion détourné par des pirates de l’air, en 1976, et j’avais été déçu et triste lorsqu’il avait démissionné de son poste en 1977 (en raison d’une irrégularité d’ordre financier – un compte bancaire illégal aux Etats-Unis – qui, de nos jours, peut sembler bien désuète).

Et il était là, en train de boire un café en lisant un journal. Je me suis avancé vers la table et je me suis présenté en espérant, contre toute attente, qu’il pourrait accepter un entretien avec un jeune journaliste inconnu. A ma grande surprise, il avait immédiatement dit « Oui ».

« Allez voir les personnels de sécurité et ils vous donneront un pass pour la salle des interviews, au sous-sol », m’avait-il dit. « Je vous y retrouve dans dix minutes ».

Un processus long et difficile

Trois mois auparavant, Menachem Begin et Anwar Sadat avaient signé les accords de Camp David, qui devaient directement entraîner l’accord de paix conclu entre Israël et l’Egypte au mois de mars 1979. Nous nous trouvions au beau milieu de ces deux événements mémorables et il m’avait semblé que Rabin, dorénavant simple député de la Knesset, était mélancolique et déçu de se voir ainsi repoussé dans l’ombre, en particulier parce qu’il avait posé les fondements de ce qui était en train de se passer avec les Accords intermédiaires du Sinaï qui avaient été signés par les deux pays en 1975.

Les gardiens de la Knesset m’avaient expliqué que les journalistes qui faisaient des interviews ne pouvaient apporter avec eux que leur matériel indispensable – dans mon cas, c’était un magnétophone et un micro. Ils m’avaient confisqué mon appareil photo, mes stylos, et tout ce que je pouvais avoir transporté avec moi. Je repense maintenant à l’ironie des efforts qu’ils livraient pour protéger Rabin en faisant disparaître de simples outils servant à écrire.

Nous nous étions assis et nous avions parlé de la paix. « Commençons en disant qu’avant tout, je n’accepte pas le concept de l’administration américaine actuelle – que la paix doit être générale et exhaustive. Car la paix, dans le contexte du conflit israélo-arabe », avait-il ajouté, « sera longue et douloureuse ».

« La signature du traité de paix avec l’Egypte sera un événement significatif », avait-il continué, « mais il y aura beaucoup de difficultés, des hauts et des bas, des tensions, et il faudra détruire de nombreux obstacles sur le long parcours qui nous attend avant que la paix puisse enfin être établie de manière plus durable ».

Tout en écoutant les paroles sages de Rabin, je jouissais simultanément de ce moment transcendant de ma carrière. J’avais vingt-cinq ans et il était le premier chef d’Etat – ou ancien chef d’Etat – qu’il m’avait été donné d’interviewer. C’était intimidant d’être là, seul, face à un homme de sa nature, mais il était d’un caractère agréable et il m’avait mis rapidement à mon aise.

Je ne me souviens pas d’avoir ri au cours de cet entretien avec Rabin – comme cela avait été le cas, une heure plus tard, quand j’avais interrogé Yigal Allon, un autre militaire israélien et une légende politique, dont la personnalité était bien plus chaleureuse. Mais jamais Rabin ne devait faire preuve de condescendance à mon égard, répondant à mes questions aussi sérieusement que s’il se trouvait sur le plateau de « Rencontre avec la presse ».

Entrevoyant la tragédie de sa propre destinée, Rabin avait conclu qu’Israël devrait, « sans aucun doute, prendre beaucoup de risques pour la paix ».

A la fin de notre conversation, j’avais mentionné le fait que je collectionnais des autographes depuis tout petit mais que mes stylos et mes feuilles de papier avaient été conservés par le bureau de sécurité du parlement. L’ex-Premier ministre, qui devait le redevenir, m’avait répondu « Ain Baya » (pas de problème) ; il avait déchiré une page blanche d’un manuel qu’il avait sur lui et il m’avait offert sa signature. Quarante-deux ans après, elle est encore accrochée au mur.

Au pied de la tombe

Deux semaines après l’assassinat de Rabin, j’étais arrivé en Israël pour un voyage prévu de longue date. Mon cousin Doron m’avait immédiatement emmené sur les lieux de l’assassinat, maintenant rempli des milliers de bougies fondues qui avaient été allumées en hommage et de messages reflétant la colère et la douleur.

A la fin de la période de deuil de 30 jours, les « shloshim », j’avais été invité à une cérémonie sur la tombe de Rabin. Des centaines d’hommes et de femmes qui avaient été placés sous le commandement militaire de Rabin s’étaient rassemblés au cimetière du mont Herzl et nous, les journalistes, avions été appelés à rester à l’arrière de la stèle, regardant, face à nous, la famille, le cabinet, les hauts-responsables militaire et la foule sombre qui se profilait à l’horizon.

La veuve de Rabin, Leah, s’était approchée du tombeau, le visage déchiré par la douleur. J’avais eu l’impression de revoir, à ce moment précis, la Jackie Kennedy de mon enfance, avec un bouleversement très particulier parce que je me tenais moi-même à dix pas à cet instant. J’avais eu le sentiment d’être un intrus dans cette scène si profondément personnelle, d’une telle intimité.

Après les discours prononcés par le nouveau Premier ministre Shimon Peres et d’autres, la famille était partie et les civils « invités » s’étaient rassemblés autour de la tombe, un grand nombre ne parvenant pas à réprimer ses sanglots. Alors que je m’approchais d’eux pour poser, moi aussi, une petite pierre sur la sépulture comme le veut la tradition, mon cœur avait saigné. Et aujourd’hui, vingt-cinq ans après, c’est toujours le cas.

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