C’est l’histoire d’un type…
C’est l’histoire d’un type…
C’est l’histoire d’un homme qui se promène dans une rue de Paris. Il va où ses pas le mènent, sans but précis. Il n’a rien à faire de sa journée. Sur le trottoir, venant vers lui, il voit un autre homme qui, tout en marchant, gesticule, rit, crie fort.
Il se dit : « Tiens, quelqu’un de dérangé ; il parle tout seul croyant que personne ne l’entend. Il va se ressaisir en me croisant et m’adresser un sourire gêné ». L’homme se rapproche tout en continuant son manège.
Alors notre homme s’aperçoit que l’autre a deux oreillettes fixées comme un stéthoscope et qu’il tient dans sa main un téléphone portable : tout ce qu’il avait pris pour un comportement bizarre a une explication rationnelle. Cet homme, isolé du monde… communique avec un autre humain loin de là, qui peut-être, lui aussi, semble parler tout seul.
Cet homme poursuit son chemin. Il fait bon se promener par ce bel après-midi de printemps. A une terrasse de café, il aperçoit un couple en grande conversation. Il sourit intérieurement, ça lui rappelle sa jeunesse. Que d’heures n’a-t-il passées à refaire le monde avec des amis ?
Arrivé à la hauteur de ces deux tourtereaux, il constate que chacun des deux est en grande conversation au téléphone ! Ce qu’il avait naïvement pris pour un échange amical voire amoureux n’était en fin de compte qu’un face-à-face entre deux étrangers qui communiquaient, non pas entre eux mais avec deux autres étrangers.
Il ne peut s’empêcher de penser que certains proverbes, comme les pièces de monnaie, ont leur revers ; par exemple « Loin des yeux, près du cœur » qui, par les miracles de la technologie, peut aussi se décliner en « Près des yeux, loin du cœur » !
Notre promeneur n’est pas au bout de ses surprises. Il parvient jusqu’à l’entrée d’un parc aux verdures hospitalières. S’y étant engagé, il cherche un banc tranquille où lire son journal. L’ayant trouvé, il s’installe et commence à somnoler, bercé par les piaillements sympathiques des enfants s’ébattant dans un bac à sable voisin.
A ce moment, il entend une voix de femme, probablement d’un certain âge, qui adresse des reproches à quelqu’un qu’il ne voit pas. « Espèce de garnement ! Tu as vu ce que tu as fait ? Oh le méchant, le sale, je te l’avais pourtant interdit ». Pauvre gosse, se dit notre homme, il dérouille, c’est sa fête. C’est alors que la vieille dame apparaît tenant en main une laisse, et au bout, une espèce de petit chien bâtard qui lève vers elle des yeux étonnés et qui attendriraient le pire bourreau.
Drôle de couple où la maîtresse entretient probablement toute la journée un dialogue imaginaire avec cette petite créature qui comble sa solitude. Chacun a besoin de l’autre : la maîtresse d’une compagnie, le chien de nourriture et de caresses. Ça vaut bien de temps en temps quelques remontrances que, du reste, il ne comprend pas et qui ne sont pas bien méchantes. Pas de quoi alerter la SPA !
Bon ! Se dit notre bonhomme. Continuons notre promenade. Il sort du parc et déambule sur le trottoir assez large à cet endroit. Les gens vont et viennent, très affairés semble-t-il.
Ils se croisent en s’ignorant, l’oreille souvent vissée au sacro-saint dieu portatif qu’est devenu le portable. Des propos, sans aucun doute essentiels, s’échangent ainsi dans l’éther parisien, du genre : « T’es où ? Je vais être en retard. Ça s’est bien réchauffé aujourd’hui. Alors, je lui ai dit. Il m’a répondu. Y’a un clodo par terre, tu verrais sa dégaine ».
Justement, le clodo est assis à même le trottoir. A côté de lui, un gros chien berger assoupi qui, de temps en temps, dresse une oreille, ouvre un œil. De l’autre côté, une sorte de paquetage, style sac Tati, bourré d’effets dont on devine que c’est là tout l’univers de ce malheureux. Une bouteille de vin entamée, une sorte de béret en guise de sébile avec quelques petites pièces jaunes au fond.
Quel âge peut-il avoir ? Il paraît la soixantaine, mais ça doit être beaucoup moins ; on sait que l’espérance de vie des SDF est beaucoup plus courte que la nôtre, nous qui vivons bien à l’abri dans les appartements d’immeubles cossus équipés de digicodes et d’interphones au cas où il viendrait à l’idée des clodos de frapper à nos portes blindées et closes.
Closes et blindées comme nous le sommes nous-mêmes face à la misère étalée impudiquement sur les beaux trottoirs parisiens.
C’est indécent, c’est énervant à la fin ! Soudain il revient à notre promeneur les paroles d’une triste chanson qui accompagnait un film de son enfance.
Le film, c’était « Ma pomme » (1950 ; réalisateur Marc-Gilbert Sauvajon, avec Maurice Chevalier et Sophie Desmarets). La chanson, de Maurice Chevalier, c’était « Clodo sérénade ». Le promeneur se rappelle ce refrain lancinant : Clodo sérénade / C’est la voix des clochards de minuit / Clodo sérénade / C’est le chant des mouisards sous la pluie / Tous ceux que la déveine a toujours poursuivis / S’en vont d’un pas qui traîne au hasard de la nuit / Clodo sérénade / C’est le chant du pavé de Paris. [https://www.youtube.com/watch?v=uyQLYk3A8XE].
Bah ! se dit notre homme. C’est quand même quelque chose d’étrange que ce monde. On nous rebat les oreilles des progrès incessants de la technologie. On a inventé des moyens de communication inimaginables il y a encore cinquante ans : transports, internet avec toutes ses facettes, des courriels à Facebook, des myriades d’applications plus performantes les unes que les autres, la géolocalisation, le GPS, la domotique, webcam, visio-conférences, etc. Et pourtant, toutes ces personnes que je croise sur mon chemin sont enfermées dans leur monde, un monde où je n’ai pas d’accès.
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Bien. Mais c’est quoi, c’est qui mon prochain ? Celui qui m’est proche physiquement ? Celui qui est proche de mon cœur, de mes valeurs ? Prochain, cela signifie-t-il que ce n’est pas celui que j’ai immédiatement sous les yeux, mais le prochain qui se présentera ?
« Comme moi-même ». Vraiment, est-ce possible ? Dans ce monde d’égos inégaux comment aimer celui qui, finalement, m’apparaît comme un concurrent à éliminer ? Dans cette course permanente vers des désirs inassouvis, comment communiquer ? J’ai l’impression que les vases communicants de mon enfance communiquent mieux que les humains d’aujourd’hui. Mais ce ne sont que des vases, des récipients.
Et nous, de qui sommes-nous les récipients, les récipiendaires ? Je sens, se dit notre bonhomme, que ce soir je ne vais pas rentrer chez moi où rien ni personne ne m’attend. Je vais aller à la rencontre d’humains et de leurs misères.
C’est l’histoire d’un type, l’histoire d’un mec de Coluche, normal, pas juif, pas noir, pas suisse, pas arabe, etc. Un homme qui n’est rien de tout cela et tout cela à la fois.