Cataclysme et Renaissance ?

Renaissance

La futurologie n’est pas une science à proprement parler, si notre vision à court terme n’est pas toujours exacte elle relève de l’aléatoire quand des prévisions à long terme sont établies.

Nous avons tendance à extrapoler la situation présente en la projetant sur des temps plus ou moins longs. Les futurologues du début du 20ieme siècle n’ont pas eu trop de mal à prévoir les aéronefs supersoniques, la télévision en couleur car il y avait déjà des avions rudimentaires et la radio existait. Ils n’ont pas vu venir les totalitarismes de leur siècle et n’ont certainement pas prévu la révolution numérique. Nous savons extrapoler mais nous avons grand-peine à conceptualiser les ‘mutations’.

Il y a 25 ans, les climatologues avec les données dont ils disposaient déjà ont sonné la sonnette d’alarme et les climatosceptiques s’en sont donné à cœur joie. Aujourd’hui ceux-ci se font plus rares, mais nous avons perdu du temps car les exigences à court terme ont préséance sur un avenir lointain. Nos démographes contemporains procèdent par extrapolations tout comme nos futurologues d’hier. Les Nations-Unis prévoient une population mondiale de 11 milliards d’individus vers l’an 2100 d’autres démographes plus ‘minimalistes’ estiment qu’elle ne sera ‘que’ de 8.8 milliards.

La probabilité de la venue d’une ou de mutations majeures dans les cent ans qui viennent me paraît très grande. J’appuie ce constat sur le fait qu’aucun phénomène ne peut rester exponentiel indéfiniment, qu’il soit physique ou bien social; les lois de la physique ne le permettent pas. Deux exemples connus parmi beaucoup d’autres en sont une illustration : la fission et la fusion.

Dans le premier cas un atome lourd se scinde en deux en libérant plus l’énergie qu’il a fallu pour le casser, dans l’autre, deux atomes légers (d’hydrogène) s’unissent en produisant aussi plus d’énergie qu’il a fallu pour les unir. Il y a un seuil critique où le processus n’est plus contrôlable en une fraction de seconde toute la quantité de matière fissile se transforme en énergie on appelle cela une explosion atomique (fission) ou thermonucléaire (fusion).

Cette caractéristique s’applique aussi à notre évolution technologique sociale. Une variante de la loi de Moore dit que tous les ans et demi nos capacités de calcul sont doublées à coût constant, cette loi est exponentielle par définition. Certains disent que la loi de Moore n’est plus valable aujourd’hui car la miniaturisation des microprocesseurs a atteint ses limites physiques mais l’introduction de la nanotechnologie et le développement des ordinateurs quantiques permettent de pousser la validité de la loi de Moore pour un bon bout de temps.

Un enfant aujourd’hui a dans sa poche un appareil qui a une puissance de calcul supérieure à celle de la NASA il y a 50 ans quand l’Homme débarquait sur la lune. Si cela continue de ce train, dans 50 ans un enfant aura une montre dont la puissance de calcul sera 9 milliards de fois plus importante que le téléphone portable de notre gamin d’aujourd’hui. Cela est-il envisageable? Ou bien aurons-nous atteint avant un point de singularité où la machine se grippe ? Pendant une grande partie de l’Histoire, la manière de vivre et les progrès techniques étaient imperceptibles d’une génération à l’autre.

Entre l’empire romain et le Moyen-âge le niveau de vie était assez comparable malgré un millénaire d’écart, soudain depuis cent ans, on constate une accélération, à chaque génération le changement est considérable, on peut même dire dramatiquement diffèrent: l’espérance de vie a quasiment doublé, une civilisation de loisirs est apparue, le mode de vie n’est plus comparable, peut-on imaginer l’humanité à cent ans de distance si les changements se poursuivent à cette rapidité ? Pour que le lecteur comprenne la problématique de notre futur proche, il faut rappeler en quelques lignes ce que signifie puissance de calcul et son corollaire l’Intelligence Artificielle (IA).

Ces trente dernières années la science a fait des progrès gigantesques qui n’ont pas d’équivalent dans le passé. Cela est-il dû au fait que nous avons une génération de scientifiques de haut niveau qui ont produit des avancées technologiques remarquables ? La réponse est non ; nos scientifiques d’aujourd’hui ne sont pas supérieurs à ceux d’hier, dans certains domaines comme la physique, ils ont été nettement moins innovants, mais ils ont eu un avantage écrasant par rapport aux générations précédentes; ils disposent d’une puissance de calcul énorme, bon marché qui leur a permis des avancées géantes sans avoir à déployer des trésors d’inventivité.

L’IA est assez simple à appréhender, son principe repose principalement sur des réseaux neuronaux qui apprennent à la suite d’un apprentissage. Supposons que l’on veuille construire une application qui reconnaisse un chat dans une image, il faut présenter à ses réseaux des millions d’images de chats afin que le Système apprenne (Machine Learning), une fois cette étape accomplie on présente une image nouvelle et quand le système l’identifie correctement il l’ajoute à sa base de donnée, il deviendra donc de plus en plus performant en un mot il apprendra.

Cet apprentissage n’a rien avoir avec le fonctionnement de notre cerveau qui est peu adapté au calcul mais sait construire des connexions (associations) qui lui permettent d’arriver à des résultats remarquables. On peut douter que le cerveau soit en mesure un jour de comprendre le cerveau, alors que l’IA n’est que du calcul massif, ‘brutal’ qui permet cependant de concurrencer les activités humaines du fait de l’énormité d’opérations qu’elle est capable d’effectuer.

Si la loi de Moore continue à s’appliquer dans les décennies qui suivent, il n’y a pas de doute que les retombées seront considérables. Nous avons aujourd’hui des modèles mathématiques pour prédire la météorologie à long terme mais nous sommes encore loin d’avoir la puissance de calcul pour faire marcher les simulations en temps réel, pour cela il nous faudrait des ordinateurs qui seraient des millions de fois plus rapides que ceux dont nous disposons. Si nous y arrivions, nous serions, en théorie du moins, en mesure de prédire le temps sur une grande échelle. Ce qui est vrai pour la météorologie l’est dans pratiquement toutes les disciplines.

La traduction automatique est une réalité aujourd’hui mais elle se limite à des textes relativement faciles à traduire comme des données techniques, si on agrandit les bases de données par 1000, 10.000, 1.000.000 alors nous pourrions traduire de la poésie, nous pourrions également construire des applications où partout dans le monde plusieurs interlocuteurs se parleront chacun dans sa langue avec une traduction en temps réel quasiment parfaite.

Les exemples abondent dans les domaines les plus divers, conduite automatique, chirurgie, orthodontie et beaucoup d’autres. L’Art n’est pas épargné on peut imaginer des chefs-d’œuvre de peinture, des symphonies, des romans… Je n’ai pas parlé des applications militaires de l’IA: mentionnons en une parmi de nombreuses. Savoir à tout instant la position exacte de tous les satellites d’une puissance ennemie et grâce à une technologie qui reste à définir les détruire en un seul coup privant ainsi l’ennemi de toutes communications.

Le lecteur l’aura compris, je ne crois pas que tout ce qui vient d’être dit se réalise car l’exponentialité des capacités de calcul comme toute exponentialité va cesser d’une manière que j’ignore. De nombreux scénarios peuvent s’envisager. Je ne crois pas également que les prévisions de la démographie mondiale se réaliseront. L’Humanité est entrée dans une phase délicate de son évolution et ce n’est pas la première fois. Il y a environ 72000 ans, une éruption volcanique d’une très grande magnitude a eu lieu sur le site actuel du lac Toba dans l’île de Sumatra. La population humaine a failli disparaître, des archéologues estiment à un millier le nombre de survivants à l’échelle du globe, il s’est produit ce qu’on appelle un goulet d’étranglement de population de l’évolution humaine, l’homme a failli disparaître, 1% a survécu et la catastrophe a été suivie d’une expansion démographique au cours du millénaire suivant.

La génération au commande (ceux qui ont la quarantaine) doivent gérer une situation délicate s’ils veulent éviter un deuxième Toba. La génération précédente, disons-le franchement, n’a pas été à la hauteur, elle a privilégié de manière abusive le ‘Maintenant’ au dépens du ‘Demain’: les parents boivent et les enfants trinquent! Elle a constamment basé son économie sur la croissance à l’encontre de toutes autres considérations notamment l’écologie. Elle n’a cessé d’emprunter car c’est la solution facile à court terme, sans penser aux conséquences désastreuses pour les générations suivantes.

Elle a manqué d’imagination dans le domaine de l’énergie, tout a été construit sur les hydrocarbures et le charbon et quand finalement ce dernier a été partiellement et tardivement abandonné, elle a misé sur le nucléaire alors que le problème des déchets n’était pas résolu. Les énergies alternatives sont apparues tardivement. Elle n’a jamais remis en question la croissance et elle est entrée au galop dans la mondialisation avec comme seul marqueur la rentabilité, quelles que soient les conséquences de la délocalisation. Elle a été nulle, et sa seule décharge est que tous les pays (du moins occidentaux) agissaient de même.

Il faudra maintenant beaucoup de courage aux nouveaux dirigeants pour faire face à ce lourd héritage. Quand on voit les succès des populismes, on peut en douter. Notre civilisation est une civilisation urbaine, nous vivons dans des mégapoles, l’approvisionnement se fait par des transports, quand nous tournons nos robinets, il en sort de l’eau froide ou chaude à volonté, quand nous touchons l’interrupteur la lumière apparait ou disparait que se passera-t-il si la machine se grippe ? Comment pouvons-nous évacuer 20 millions de personnes en 24 heures ?

Il y a des riches et il y a des moins nantis, quand le gouvernement demande des sacrifices aux populations, les représentants de ces derniers demandent aux représentants de ces premiers de débourser en priorité. Tous ont cependant en commun qu’ils consomment de l’eau, qu’ils brûlent du gaz ou du pétrole, qu’ils utilisent l’électricité et les transports. Si demain notre seule issue est l’abstinence, comme les non-nantis sont bien plus nombreux, c’est l’ensemble de la population qui devra se sacrifier. La question n’est pas, accepteront-ils? Mais bien, cela suffira-t-il ?

Les décennies à venir sont cruciales pour l’humanité qui doit faire face à des défis majeurs: le réchauffement climatique, les conflits politiques avec comme arrière-plan le risque d’une confrontation nucléaire. Les inégalités nord-sud, l’émigration et le développement exponentiel de l’IA avec ces conséquences sociales pour ne citer que quelques-uns. Comment tout cela va-t-il se terminer ? Je n’en sais rien, tous les scénarios sont sur la table. Depuis celui ultra-optimiste où l’Homme contrôle l’énergie soit par la fusion nucléaire soit par l’hydrogène en tant que carburant de base, soit par quelque chose d’autre qui sera une dérivée d’une mutation.

A partir de cette énergie inépuisable et non polluante, il résoudra les inégalités entre continents. Il construira des lacs au milieu des déserts, fera pleuvoir quand la terre est sèche, détournera les tempêtes et tornades diverses et grâce à l’IA il ne proposera que des métiers de création ou récréatif… A l’inverse, le processus de dégradation climatique devient irréversible, des milliers de tonnes de méthane stockées au fond des mers vont être libérées soudainement et rendues à l’atmosphère ce qui provoquera une telle hausse brusque de température que la poursuite de la vie humaine ne sera plus concevable.

Laissons de côté tous les scénarios hypothétiques et imaginons un état initial qui est celui où nous sommes présentement et un état final qui sera le résultat d’un goulet d’étranglement de population disons en 2100. Ne précisons pas les circonstances qui ont produit cette situation, personne ne peut le faire. Imaginons une population mondiale de cent millions de personnes qui serait représentative ou non de la population actuelle. On peut se poser la question: est-ce que le passage de l’état initial à l’état final a-t-il été douloureux ?

Peut-être mais ce n’est pas sûr; tout dépend de comment cela s’est passé et en combien de temps. Cette population sera répartie dans tous les continents mais son niveau technologique sera faible. Elle ne disposera plus de semi-conducteurs, sa puissance de calcul si tant est qu’elle en possède une sera dérisoire et non-transmissible, ces communications inexistantes, les anciennes infrastructures industrielles seront soit détruites soit inutilisables, elle aura cependant un atout que les hommes préhistoriques à l’époque de Toba avaient peu: le savoir ou plutôt un savoir. Cette nouvelle civilisation devra tout repenser, son habillement, son logement, son organisation sociale: le mariage monogame sera-t-il la norme ? quels habitats ériger ?

Les communautés auront peu ou pas de communications entre elles, elles vivront en autarcie, ce qui favorisera la consanguinité. Le savoir qu’elles auront conservé leur sera de peu d’utilité, l’ingénieur devra fabriquer son outillage lui-même avec les moyens du bord, il devra apprendre à faire fonctionner un moulin à vent ou à eau ce qui sera une prouesse technique significative. Le médecin formé du temps ou la médecine était informatisée n’aura pas d’antibiotique et d’autres médicaments à sa disposition, il ne disposera vraisemblablement pas de dictionnaire médical et devra se fier à une mémoire limitée. Par contre l’herboriste ou la grand-mère qui connaitront l’utilisation médicamenteuse des plantes deviendront de grands spécialistes appréciés du peuplement.

Chacune de ses communautés constituera un monde fermé sur lui-même, et cela pendant quelques siècles, la loi de Moore ou autres lois exponentielles seront inexistantes, l’évolution stagnera d’une génération à l’autre, de nouvelles religions fleuriront. Certains groupes périront et d’autres se développeront plus rapidement. Auront-ils tendance alors à agrandir leur territoire aux dépens des voisins plus ou moins proches, l’équivalent de l’empire Romain se reconstruira-t-il ? Y-aura-t-il une mémoire de l’ancienne civilisation technologique ? Un désir de retour ? Cette période nouvelle de l’Humanité s’appellera : La Renaissance.

Dans quel monde est-il préférable de vivre, celui où l’on revient à la case départ mais avec le souvenir des erreurs et bienfaits du passé ? Ou bien celui de la civilisation urbaine avec l’IA comme chef d’orchestre ?

à propos de l'auteur
Dr. Daniel Suraqui est physicien nucléaire. Il a été enseignant à l’Université de Jérusalem puis a développé des systèmes informatiques. En 2011, dans le cadre de la compagnie dont il est le fondateur, il a été le premier à développer une application sur Androïd, un clavier révolutionnaire appelé SlideIT qui a été utilisé par des millions d’utilisateurs et qui est basé sur de nombreux brevets. Après lui, d’autres compagnies ont utilisé cette technologie de sorte qu’aujourd’hui ce type de clavier existe dans toutes les langues et pratiquement dans tous les téléphones. Il a également écrit plusieurs livres et est un passionné d’Histoire.
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