Brève histoire du confinement vichyste
Alain Michel est rabbin et historien. Il a publié Vichy et la Shoah: enquête sur le paradoxe français, préfacé par Richard Prasquier, en 2012.
Quelle est l’histoire de votre famille durant la Shoah en Alsace Lorraine ?
Alain Michel : Ma mère, Yvonne Lévy, était originaire d’un petit village au bord du Rhin, près de Colmar. Elle avait treize ans en 1939. Comme toute la population, juive et non-juive, elle a été évacuée vers le sud-ouest dès le premier jour de la guerre. Elle était déjà orpheline de père (mon grand-père était ferrailleur-vendeur ambulant) et sa mère est décédée de maladie en décembre 1939. Elle a été recueillie par sa tante avec sa soeur qui avait un an de moins qu’elle. Elles ont donc traversé la guerre avec leur famille maternelle à Villeneuve sur Lot, où la situation est restée calme jusque fin 1943.
Début 1944, la présence allemande est devenue beaucoup plus pesante et il y a eu plusieurs rafles. Ma mère et sa soeur se sont cachées à plusieurs reprises chez des paysans suisses, la famille Bürgui. Ma mère s’est aperçue après la libération que cette famille suisse cachait dans leur grange un Juif allemand. Début 1945, la famille de sa tante est remontée vers l’Alsace mais s’est arrêtée à Nancy où ma mère a rencontré mon père à une soirée de la jeunesse juive. Ils se sont mariés en 1946.
Mon père, Paul Michel, avait 15 ans en 1939, son père était le boucher cachèr de Nancy. Pendant l’année 1939/1940, il était réfugié à Pornichet, sur l’Atlantique, avec sa tante et ses grands-parents. Au moment de la débâcle, les parents de mon père les ont rejoint à Pornichet où mon père, avec d’autres jeunes, faisait fonctionner la gare SNCF et les services municipaux pour remplacer les adultes mobilisés. Après l’arrivée des allemands, avant de quitter la mairie, mon père a eu le réflexe de voler des Ausweis en blanc qui ont permis à toute la famille de franchir la ligne de démarcation en novembre 1940. Ils se sont fixés à Castel-Sarrasin.
Mon grand-père ne pouvant rouvrir une boucherie est devenu spécialiste d’abattage des bêtes et de découpage de la viande et il tournait de ferme en ferme. Mon père a fait plusieurs petits métiers dans la région et s’est inscrit à une école technique à Périlleux en 1943. Dénoncé par un médecin antisémite qui s’était aperçu qu’il était circoncis, il a vécu en partie clandestinement en 1944 tout en donnant des coups de mains à la résistance locale. Début 1945, la famille est retourné à Nancy, où tous leurs biens avaient été volés.
Qui était le plus philosémite au sein du régime de Vichy ?
Alain Michel : Le mot philosémite est un mauvais terme. Il y a des tas d’exemples d’antisémites qui ont aidé les Juifs et des philosémites qui sont restés indifférents. De plus, concernant le régime de Vichy, la question ne se pose pas de la même façon si l’on examine son lien avec les Juifs français ou bien avec les Juifs étrangers. Le régime de Vichy était avant tout xénophobe, et les Juifs étrangers étaient vus essentiellement comme des étrangers qui avaient une circonstance aggravante puisqu’ils étaient Juifs.
En revanche, à part les cas de certains extrémistes comme Darquier de Pellepoix, les membres du gouvernement et la plus grande partie de l’administration ont toujours considéré les Juifs français comme des citoyens, mais que le fait d’être juif mettait dans une catégorie inférieure par rapport aux citoyens habituels. Si la question est posée par rapport à qui au sein du gouvernement de Vichy a essayé le plus de protéger les Juifs français face à l’application de la solution finale en France, Pierre Laval et René Bousquet ont été ceux qui ont agi le plus efficacement et avec le plus de volonté. Ils ont parfois agi en faveur de certains Juifs étrangers, mais cela n’a pas été souvent le cas, et dans leurs accords avec les nazis, pour protéger les Juifs français, ils ont facilité l’arrestation et la déportation d’une partie des Juifs apatrides et de leurs enfants, qui étant nés en France, étaient pourtant citoyens français.
L’amiral François Darlan ainsi que le maréchal Philippe Pétain et le ministre de la Justice Joseph Bartélémy, ont une très grande responsabilité pour avoir nommé au printemps 1941 Xavier Vallat Commissaire général aux questions juives, et pour avoir laissé Vallat en 1941 et en 1942 aggraver la législation antijuive.
Le statut des juifs de Raphael Alibert protégeait-il les juifs français ?
Alain Michel: Personne ne sait vraiment qui a écrit le premier statut des Juifs et vous verrez dans mon prochain livre que c’est une question très complexe, même la date du 3 octobre 1940, que l’on cite toujours, est erronée. La décision d’établir un statut des juifs est intervenue suite à un long débat entre le 10 septembre et le 15 ou 16 octobre 1940, sous la pression des mesures envisagées, puis décidées, par l’administration militaire allemande en zone nord.
Vichy a décidé, à tort, qu’il fallait prendre une mesure qui permettrait de replacer la question juive dans une perspective française, et pas nazie. C’était une erreur car en réalité les Allemands avaient plus de force pour imposer leurs vues que les Français. L’antisémitisme ambiant qui régnait à Vichy a également favorisé la décision, et ce faisant Vichy a ouvert une boite de Pandore dont les allemands se sont emparés lorsqu’ils ont fait pression pour nommer Xavier Vallat.
Dans quelles conditions quittez vous la France en 1985 pour Israël ?
Alain Michel: J’ai fait mon alyah avec ma femme et notre premier enfant à la fois par sionisme et parce que l’on m’avait proposé un travail éducatif d’un an avec une classe d’élèves d’une école juive (près de Paris) à Kfar Hassidim, près de Haïfa. J’ai eu la chance qu’au cours de notre première année en Israël, Manitou m’a proposé de travailler avec lui, et que j’ai trouvé en complément un poste de prof d’histoire au lycée français de Jérusalem.
Pourquoi le premier séminaire francophone à Yad Vashem n’a-t-il eu lieu qu’en 1987 ?
Alain Michel: Ce n’est que dans les années 1980 que Yad Vashem a créé un séminaire en anglais, et début 1987, on m’a proposé d’organiser un séminaire parallèle en Français. Il faut se rappeler que l’enseignement de la Shoah était alors beaucoup moins central en Israël comme en Occident.
Pourquoi Paxton et Klarsfeld ont-t-il tort selon vous ?
Alain Michel: Ils n’ont pas tort sur tout, bien entendu, et ont apporté des contributions très importantes à notre connaissance de la Shoah. Leur erreur a été d’aborder la période avec un a priori : Vichy est toujours coupable et il est même parfois pire que les Allemands. Paxton l’a fait par « gauchisme », comme d’ailleurs dans ses livres précédents (il a même déclaré dans un interview à propos de son livre général sur Vichy qu’il avait sans doute été trop sévère avec le gouvernement de Vichy car à l’époque (fin des années 60, début des années 70) il était fâché avec le gouvernement américain à cause de la guerre du Vietnam).
Il a une approche idéologique qui classe les acteurs de l’histoire entre bons et méchants, et qui l’amène à faire des erreurs dans ses interprétations et ses lectures de documents ou de témoignages. De plus, il a basé toute son approche sur les archives allemandes, comme si elles étaient objectives. Mais les archives françaises, qui ont été ouvertes plus tard, ne sont pas plus ou moins objectives, il n’y a jamais rien d’objectif, et l’historien doit faire l’effort de comprendre et de trier pour reconstituer le passé.
Chez Klarsfeld, son problème est une question de Mémoire : dire du bien, même partiellement de Vichy, c’est aller contre la mémoire des disparus. Il ne peut donc pas imaginer que Vichy ait pu faire aussi des actions positives pour les Juifs, ou pour certains Juifs, et par conséquent il va construire son dossier comme un avocat (qu’il est d’ailleurs) : il n’instruit qu’à charge. Je pense que 80 ans après, l’histoire de la Shoah en France mérite d’être abordée avec le plus d’objectivité possible, et surtout en replaçant les faits dans leur contexte : ce n’est pas l’humanitaire qui est la mesure de toute chose, cela sera justement une conséquence de la Shoah et des horreurs de la seconde guerre mondiale.
A l’époque, les questions humanitaires ne sont pas la priorité, la souveraineté, l’indépendance, la victoire militaire et parfois la démocratie, passent avant toute chose. C’est pourquoi ni les alliés, ni la résistance gaulliste ou autres ne se sont vraiment tracassés par rapport au sort des Juifs. Il faut reconstituer l’histoire comme les contemporains l’ont vécu, pas comme nous réagirions nous-même aujourd’hui à des événements semblables. Jean-Marie Le Pen avait dit sa « petite phrase » par volonté de réduire l’importance de la Shoah, mais sur le plan historique il avait raison. Le sort des Juifs n’intéressait presque personne et n’était pas central dans les décisions politiques, y compris de Vichy.
Que vous reproche exactement l’UEJF dont vous avez été, vous même, membre ?
Alain Michel: Jusqu’en 2012, lorsque mon livre « Vichy et la Shoah » est sorti, j’étais invité dans leurs séminaires ou bien je leur faisais visiter Yad Vashem. Mais malheureusement, les étudiants juifs sont extrêmement réactionnaires en matière de mémoire. Alors que le rôle d’étudiants seraient d’avoir une ouverture intellectuelle et d’être assoiffés de débats, d’échanges iconoclastes et liberté de pensée, ils sont devenus des apparatchiks de la mémoire de la Shoah.
Depuis huit ans, ils ont toujours refusé de m’inviter pour faire un débat sur le sujet. De même que dans les années 1950, il ne fallait pas dire de mal de l’URSS « pour ne pas désespérer Billancourt », comme disait Sartre, aujourd’hui il ne faut pas montrer la complexité de l’action de Vichy, pour ne pas renforcer l’extrême droite ! Je pense que le procès attenté à Zemmour le démontre parfaitement. Etre jeune, ce n’est pas seulement avoir le culte de la mémoire, comme le croit l’UEJF, c’est aussi réfléchir à la complexité de l’histoire humaine.
Comment expliquer le déni des familles juives d’Alsace-Lorraine après le guerre sur l’histoire des puits de Guérry et du camp de Natzwiller-Strutthoff méconnus en France ?
Alain Michel : Vous regardez l’après-guerre avec les yeux de 2020 (c’est le problème de beaucoup de gens qui confondent Mémoire et Histoire). Les Juifs après la guerre sont occupés par trois choses : se réintégrer dans la République, panser les plaies de la Shoah, au niveau individuel et collectif, et pour certains soutenir la création de l’Etat d’Israël. Certes, la commémoration existe, mais la Shoah n’est qu’un élément à l’intérieur de toute une histoire collective qui se met en place. Je me rappelle à la fin des années soixante dix, début des années 80, lorsque je commence à m’intéresser à l’histoire de l’époque de la Shoah, le CDJC (le mémorial d’aujourd’hui) est un désert, peu ou pas de visiteurs dans le petit musée poussiéreux de l’époque, 2 ou 3 chercheurs dans la bibliothèque.
Le grand mérite de Klarsfeld et de sa femme, c’est d’avoir commencé bien avant les autres. Lorsque j’ai fait ma maîtrise sur les EIF pendant la guerre, nous étions très peu à travailler sur des sujets liés à la Shoah. Nous avions créé une petite association de jeunes historiens qui travaillaient sur la Shoah et sur l’histoire juive (le Rhicoj – Association pour la Recherche en Histoire Contemporaine des Juifs), nous devions être au maximum une quinzaine à travers toute la France. Un seul professeur nous soutenait, André Kaspi, qui avait créé le vendredi matin en 1981 je crois un séminaire sur la Shoah où il n’était pas payé, car il n’y avait pas de budget, et ceux qui suivaient ce séminaire ne recevaient pas de crédit académique.
Tout s’est transformé au cours des années 1980, début des années 90, et il serait intéressant d’analyser pourquoi, mais je n’ai pas le temps ici. Pour revenir sur votre question précise : le Strutthoff était un haut-lieu de la résistance, et même si l’on connaissait l’histoire des Juifs gazés pour étudier leurs crânes, c’était un petit détail. Quant à l’histoire des puits de Guéry, c’était un des crimes commis par l’armée allemande au moment des combats de la Libération, dont Oradour sur Glane et les pendaisons de Tulle étaient les symboles, mais la dimension antisémite n’en formait pas le coeur.
Pourriez vous nous parler de la famille de votre épouse déportée à Auschwiz avec Simone Weill ?
Alain Michel : Ma famille est une famille de Juifs français qui a traversé l’occupation sans trop de problèmes, encore plus du fait qu’ils étaient en zone sud. La famille paternelle de ma femme, Tily Stein, est l’exemple opposé. Originaires de Galicie, en Pologne alors autrichienne, ils se sont installés à Berlin pendant la première guerre mondiale, mais dans les années vingt, la situation économique les oblige à s’installer en France, devenant Juif apatrides.
Au début de la seconde guerre mondiale, ils habitent à Monceau-les-mines, qui se trouve en juin 1940 juste sur la ligne de démarcation. Charles Stein, le père de ma femme, est âgé de 12 ans et il aide ses trois grands frères qui très tôt ont commencé à faire de la résistance, notamment en faisant office de passeurs de la ligne (les rares juifs qui ont fait ce type d’action). En 1941, ils rejoignent le père à Lyon, mais continuent à être en lien avec la résistance, et à cacher également des Juifs de passage à Lyon. Le 13 janvier 1944, la gestapo investit l’appartement où ils sont, et arrête le père et ses deux plus jeunes enfants.
La mère étant malade, ils ne l’emmènent pas, et les deux grands frères ne sont pas présent. Les Stein sont interrogés par Klaus Barbie, qui veut connaître leurs liens avec la résistance. Charles Stein portera toute sa vie une cicatrice au menton, trace de la chevalière de Barbie qui l’avait frappé. Comme ils sont Juifs, ils sont envoyés à Drancy, et déportés par le convoi 67, le 3 février 1944.
A leur arrivée à Auschwitz, le père conseille à ses fils de se déclarer comme apprentis ouvriers, et ils sont recrutés par un ingénieur de Siemens qui est en train de monter une nouvelle usine dans un sous-camp à 3 km du camp principal : Bobrek. Le père est par contre gazé immédiatement. André Stein, qui a un an de plus que Charles, tombe malade et il sera éliminé sans pitié.
Bobrek est cependant un camp exceptionnel, que les déportés d’Auschwitz surnomment « le paradis qui est en enfer », du fait que Siemens veut former des ouvriers spécialisés, et oblige la SS a mieux se comporter avec les prisonniers. C’est également le seul endroit de « la planète Auschwitz » où se trouvent à la fois des hommes et des femmes, et c’est ainsi que Charles Stein a connu Simone Veil (alors Simone Jacob), qui se trouve à Bobrek avec sa mère et sa sœur.
Le 15 janvier 1945, Auschwitz est évacué et Charles Stein participe à la marche de la mort, se retrouvant au camp de Buchenwald, délivré par les américains en avril 1945. Fin avril, Charles, qui pèse 32 kg, retrouve à Paris son frère aîné, Adolphe, et commence une longue réadaptation physique et psychologique, même si le traumatisme ne disparaîtra jamais. Début des années cinquante, il passe des vacances en Israël pour connaître l’autre partie de la famille, qui elle était venue de Berlin dès 1934. Il tombe amoureux de sa petite cousine, et ses trois enfants seront toujours considérés par lui comme sa revanche sur Hitler.