Bouillonnement
Ça bouillait.
Jonathan sentait, plus que l’envie, le besoin. Réagir. Exprimer. Ce que ce 7 octobre avait généré dans l’âme de chacun. Plus exactement de ceux qui avaient pu se retrouver, en ce milieu de semaine, assis en cercle sur la plage, puisque les cafés et restaurants restaient fermés. Car manquaient les réservistes mobilisés, deux blessés et un disparu. C’est aussi en pensant un peu plus à eux qu’il proposa à la petite douzaine de participants une règle de jeu,
Que chacun partage la pensée la plus forte qui lui est venue. Lâchez-vous !
La réponse à l’injonction fut immédiate. L’ancien Lieutenant-colonel, grand, glabre, crâne rasé, sec, se leva d’un bond.
Ca n’est pas une pensée, dit-il. C’est une vision. Ils sont tous là. David, Moshé, Levi, Yigal, Golda, Yitzhak, Menahem, Yitzhak, Shimon, Ehud, Ariel, Ehud, Naftali, Yaïr. Côte à côte. Droit debout. Les morts comme les vivants. Le regardant fixement. Sans rien dire. Lui. Le Premier ministre qui a laissé opérer ce terrible pogrom. Dans les terres mêmes du pays qui a été créé pour préserver à jamais les juifs d’en devenir victimes. Lui qui, comme eux, avait comme mission sacrée, la protection des citoyens israéliens. Lui, qui, en toute indécence, pérore encore, menace, complote, embrasse les endeuillés, caresse les soldats. L’heure n’est pas venue, dit-il, froidement. Elle viendra.
Regard fixe entre les mèches désordonnées et ses lunettes du bout du nez, le libraire ne voulait pas, visiblement, passer son tour. Je veux, dit-il, sur Gaza, opposer la réalité à la fiction. L’amalgame d’abord. La Palestine est une fiction. Un idéal, un objectif, une image politique, certes. Mais une fiction. La réalité est celle de deux composantes, géographiquement, politiquement différentes. Gaza est un entité particulière, indépendante d’Israël depuis 2006, gouvernée par le Hamas. Structurellement ensuite. La population de Gaza est une des plus pauvres de la terre. Son revenu, identique à celui de la population de la Cisjordanie avant 2005, en est maintenant au tiers. Par contre le Hamas est un parti riche, qui capte pour ses membres, ses dirigeants et ses ambitions militaires extrêmes, les divers financements, initialement destinés à l’activité civile et sociale. Qui affame, exploite, terrorise la population dont il est responsable. Fonctionnellement enfin. L’enfermement de Gaza est une réponse d’Israël au bombardement pratiquement incessant de la bordure sud de son pays, depuis vingt années par le Hamas. Dans une indifférence totale de la communauté internationale. Sachant qu’Israël, par ailleurs, fournit eau, électricité à Gaza, soigne les Gazaouis hors et même dans Gaza, donne du travail à des dizaines de milliers d’ouvriers.
La longue avocate brune ne voulait pas, elle, ronger son frein beaucoup plus longtemps. Etat apartheid !! Que ceux qui, à hue et à dia, s’offre la joie profonde de mettre Israël an banc de l’infamant, feraient bien de commencer à regarder chez eux. Par simple comparaison. Les 20 % Arabe de la population israélienne, bien enracinés dans leur mode de vie traditionnelle, sur leurs terres, bénéficient des droits entiers de la citoyenneté. Engagés dans le train de la modernité en dépit de mesures rétrogrades prises par le gouvernement d’extrême droite actuel, de plus en plus rapidement, ils intègrent de mieux en mieux les activités de commerce, de santé de transport, de technologie. Beaucoup reste encore à faire, mais sans aucun rapport avec une situation qui, si on la compare reste largement positive. Que tous les donneurs de leçon le sachent. Israël, dans un environnement exclusivement autocratique, est une démocratie. Ajoutant les valeurs de la Judéité à celles de liberté, égalité, fraternité. Les accusateurs prennent en fait, probablement pas en parfaite innocence, la partie pour la totalité. Situation d’apartheid il y a. Mais restreinte à une partie des territoires occupés. Occupés illégalement par des extrémistes religieux, violents, confisquant routes, eau, électricité, voleurs de terres. Cancer circonscrit encore et qui devra être corrigé, le calme une fois revenu.
Yeux bleus immenses, mangeant un visage parfait, rehaussé par le foulard qui l’enserrait, la jeune prof d’anglais, revendiqua pour commencer le fait d’être bédouine pour s’emparer du sujet du monde arabe. Je suis, dit-elle, la mieux placée ici pour parler du caractère d’abomination absolue, hors de toute norme humaine, du massacre commis par les arabes du Hamas le 7 octobre. Au-delà de l’Islam, c’est la nation arabe entière qui est salie. Et je suis presque autant terriblement choquée de voir que les populations, partout, sous influence des médias, des soi-disant experts, des commentateurs, des journalistes, établissent une équivalence entre les pertes et dégâts causés par la réaction militaire israélienne et les victimes de ce nouveau pogrom. Ne pas percevoir la différence de nature entre ces deux malheurs est pour moi, aussi, un crime contre l’humanité.
La voix, qui avait graduellement baissé en intensité, se mit à trembler. Les morts à Gaza, civiles ou militaires, sous les bombes israéliennes sont une désolation. Mais la mort de mon fiancé, soldat venu sauver des vies dans un kibboutz israélien, décapité et brulé, est une monstruosité.
Le jeune psychologue fraîchement arrivé d’Ukraine, en stage actuellement dans un département spécialisé d’un hôpital telavivien, prit de vitesse Jonathan qui voulait clore la séance après la dernière lourde intervention. Il s’en excusa. Mais il lui apparaissait nécessaire d’expliciter, de suite, un élément déterminant. La résurgence, au grand jour, de l’antisémitisme. Millénaire et universel. Il n’en avait pas une expérience vivante personnelle. Mais l’historique ukrainienne, la connaissance livresque de la Shoah et la visite du site d’Auschwitz, sans parler de sa courte vie en Israël, l’avaient rendu éminemment sensible aux signaux bas de ce phénomène.
La multiplication soudaine des signes, plus faibles du tout, ne mentait pas. Passage quasi immédiat d’une solidarité ponctuelle et fugace devant les horreurs du 7 octobre à l’expression outrée d’une indignation s’autogénérant devant les victimes des représailles israéliennes par bombardement. Adhésion quasi immédiate, sans réserve, à la grossière manipulation médiatique du Hamas, attribuant à une fausse frappe israélienne une vraie erreur de tir d’obus du Hamas sur un hôpital de Gaza. Argumentaires, déclarations, démonstrations, racistes et décomplexés d’un personnel politique triomphant et catégorique. Multiplication tout pays des attentats sur des personnes et des synagogues. Manifestations de soutien aux Palestiniens, semées de condamnations d’Israël, de joyeux « Allah Akbar ». Comités de vigilance anti-juive dans les plus prestigieuses universités…
Ça pue. Comme au bon vieux temps. La finale du jeune Ukrainien sonnait mi-figue, mi-raisin. Humour noir.
Une fois n’est pas coutume. Jonathan proposa de conclure la séance…. en proposant de ne pas conclure. De se quitter, cette fois-ci, en gardant ce qui reste à dire pour une prochaine réunion. Mais il se rendit vite compte. Le compte, justement, n’y était pas. Le bouillonnement ne pouvait attendre. Devant les protestations, calmes mais déterminées, il laissa la libération de la parole aller à son terme.
Ce fut la blonde coiffeuse qui reprit le flambeau. Certainement pas dominatrice, mais sûre d’elle-même. Elle voulait, fortement, mettre en exergue la grande démonstration du peuple israélien. La solidarité. L’unité retrouvée. Instantanément. Active.
On parlait précédemment de la fracture interne. Provoquée, cultivée par le gouvernement. Effacée en fait, en un éclair, dés que la tragédie s’est imposée. Religieux et laïcs, gauche et droite, nord et sud, villes et campagnes, l’entière population s’est mobilisée. Unie. Centrée ensemble sur l’aide, l’assistance, le secours. La réticence des réservistes s’est de suite évanouie. La jeunesse. Dite gagnée par l’individualisme, le narcissisme, la facilité, la recherche de la réussite, éloignée du patriotisme sioniste originel. Elle aussi, instantanément, unanimement, prête au combat, au sacrifice, à l’engagement. En témoigne terriblement l’âge des premiers morts militaires dans ce début de guerre. 20, 18, 22, 23, 19 ans, à côté des officiers plus âgés, tombés eux aussi.
« Israël is back », proclama-t-elle.
Le « toubib », vaguement rondouillard, crâne luisant, habituellement blagueur, bouille habituellement souriante mais maintenant sévère, se dressa à son tour. Il voulait établir une autre vérité. Lui, Sabra, né dans le Néguev, parlant couramment arabe. Ayant pendant trente années, chaque samedi, soigné gratuitement des habitants de villages en Cisjordanie et même de Gaza dans le cadre de l’association Médecins pour la Paix. Lui donc, voulait le dire. Le monde arabe est, dans le monde moderne, un anachronisme vivant.
Il est porteur d’un passé riche et prestigieux, d’une série de traditions, de coutumes magnifiques. Il dispose d’une langue poétique, superbe. Il pourrait apporter aux autres civilisations des valeurs en désuétude, comme le respect des anciens, de la nature. Mais c’est un monde qui reste au mieux, figé dans des vestiges comportementaux rétrogrades et désastreux. Le statut inférieur de la femme, la limitation de la solidarité au seul plan clanique, le maintien de la loi du sang, la soumission aux limites imposées par la loi coranique. Ou pire, qui se noie dans un retour suicidaire à son univers d’origine et la volonté d’éliminer toute autre humanité qui ne s’y conforme pas.
C’est loin de la perfection. Mais, à l’opposé des préjugés courants, Israël offre par l’accès à l’éducation, la promotion du rôle et de la place de la femme, l’intégration dans l’activité économique, l’accès à la vie sociale, l’ouverture à l’univers politique, avec les divers citoyens arabes israéliens, un exemple de sortie de blocage et de participation à la modernité du monde.
Heureux de pouvoir, à son tour, sortir, dit-il ce qu’il avait sur le cœur, le comptable binoclard tenta d’extraire son quintal du sable dans lequel il s’était, lentement, enfoncé. Y étant enfin parvenu, aidé par sa voisine compatissante, reprenant son souffle, il annonça sa couleur. Les organismes internationaux. Tellement, eux également, anachroniques, pour reprendre le mot de son prédécesseur. Engoncés dans une pompe et un or indécents. Enfermés dans leur monde de confrontations stériles, de politicailleries, de non-dit et de trop déclamé. De postures, d’hypocrisie, de tractation. Faussement puissants, jouets de fait des vraies grandes puissances. N’apportant aux problèmes et situation dramatiques réelles, de terrain, que discours artificiels, faussement moraux, presque toujours orientés. En témoignent les débats grandiloquents, sous influences, la condamnation systématique d’Israël, éternel coupable idéal. En témoigne la non réaction à l’affirmation continue, clamée urbi et orbi par le régime terroriste des Mollahs iraniens, de sa volonté de détruire l’Etat d’Israël.
Alors que le monde, si complexe, si mouvant, aurait effectivement un besoin vital d’une assistance multiple, réaliste, objective, participative. Au ras de la vie des hommes. Aussi modeste qu’efficace. Alors que la manifestation dans le sang et l’innommable, d’un terrorisme déshumanisé, les terribles conséquences de la guerre, même obligée, appellent à une assistance internationale créative, inspirée, équilibrée, dans la recherche de la paix.
Le temps était venu. Enfin, lâcha-t-il. Signe de son impatience contenue, pour l’énergique, taillé au ciseau, bronzé, en mouvement perpétuel, éducateur sportif. Réagir, traiter le mal absolu à la racine, ca n’est pas seulement une évidence, c’est une exigence. Aucun doute, aucune réserve. Mais aussi impérative est la nécessité d’imaginer, prévoir, dès maintenant, l’après.
Premièrement, Gaza. La Palestine. Car les deux dimensions sont liées. Lorsque la solution prioritaire, la moins dramatique possible, de libération des otages sera menée à son terme. Lorsque la disparition totale de la menace Hamas sera réalisée. Alors faudra-t-il réparer, reconstruire Gaza. Matériellement et structurellement. Outre l’énergie, l’urbanisme, les infrastructures de santé, éducation, vie sociale, les types de gouvernance et de régime démocratique. Alors faudra-t-il reconfigurer la conjugaison entre Cisjordanie et Gaza. Faudra-t-il, enfin, reprendre à sa base, la constitution d’une entité indépendante, les étapes de sa construction, sa forme, sa nature, ses acteurs, sa relation avec Israël. Dans une démarche totalement participative. Associant les sociétés civiles de Gaza, de la Cisjordanie et d’Israël. Sur le principe de la subsidiarité.
Premièrement, encore, car, ici tout est prioritaire. Israël. Le passé, bien entendu. Bilan, responsabilités, conséquences. Le futur, obligatoirement. Capitaliser sur l’esprit national et l’unité retrouvée. Recréer l’élan, faire revivre les principes, retrouver la dynamique, favoriser l’égalité, l’ouverture, sécuriser la démocratie.
Une dernière main se leva. Fine, transparente presque. Celle de la banquière retraitée. Vétérante respectée de ce cercle d’amis. Toujours à l’affut de l’actualité, autant locale que mondiale.
Privilège de l’ancienneté, je voudrais émettre une pensée diversifiée ! Encouragée par les sourires complices, elle se lança.
Nous sommes au Moyen-Orient. Dans une région où la religion inonde la vie civile comme la vie politique. De toute manière. De douce à violente. Sous toute forme. D’orthodoxe à radicale, à extrême. Des deux côtés, israélien comme palestinien. Et comme toute inondation, elle est plus souvent dévastatrice que nourricière. Autant faut-il la protéger dans sa dimension individuelle, autant faudrait-il s’attacher à annihiler son rôle collectif.
Nous sommes, comme partout, immergés dans un bain médiatique permanent. Peut-être plus que partout, cependant. Car le juif est de tout temps une cible privilégiée, pour son malheur plus que pour son bonheur. Car Israël offre de ce point de vue un point de focalisation idéal. Également plus souvent pour son malheur que son bonheur. Comme la loupe médiatique, envahissante, est en même temps déformante, la maîtrise de sa communication, la défense de son image doit devenir un champ d’excellence d’Israël.
Dans ce Moyen-Orient en ébullition, plus qu’ailleurs, la démographie est un facteur majeur d’évolution. Plus qu’ailleurs, la femme est l’avenir de l’homme. Le monde arabe a commencé à soulever la chape de plomb qui oblitérait sa moitié féminine. La force de l’éducation fera le reste du chemin. Enfin, la jeunesse. Plus de 60 % de la population palestinienne a moins de 18 ans. Cette jeunesse de la population arabe finira par devenir une force irrésistible, enfin libérée, qui contribuera à lui faire rejoindre les grands courants de la modernité.
La main, si fine, se tourna vers Jonathan. Comme les regards de tous les participants. Pas de doute. Il devait, à son tour, se plier à la règle qu’il avait instituée. Il ne s’agit pas cette fois, d’apporter une conclusion. La situation et le débat n’en sont probablement qu’à leurs débuts. Mais, comme tous d’expliciter une pensée.
Je vais vous parler d’une pensée qui a toutes les apparences du rêve. La paix.
Cela fait 80 ans qu’Israël en parle. En parle, en parle…..Ça devient, bien entendu, plus difficile en temps de guerre. Mais il faut bien à un moment, passer du mot à la chose. Hors, ce passage, paradoxalement, peut s’ouvrir maintenant. On raconte, il est vrai, qu’en 1939, les juifs pessimistes ont finis aux Etats-Unis et les optimistes à Auschwitz. On peut inverser les termes de ce constat du passé. Tout y concourt. L’absolu du drame que vient de subir Israël va l’obliger à se réinventer. Un nouveau Gaza, inévitablement, va surgir de son propre drame. Il va percuter la position du régime palestinien de Cisjordanie, faire évoluer son modèle figé dans le refus, la nostalgie, la vengeance. L’entraîner, lui aussi, dans la réinvention.
Deux conditions, clés d’une mutation généralisée, doivent intervenir. Le remplacement de la génération politique actuellement au pouvoir, dans les deux camps. L’impotence des responsables, leur enracinement dans des combats de vase clos, hors des réalités quotidiennes des citoyens, le vide de la réflexion, le manque de vision, l’oubli des principes et valeurs, la concussion et l’ivresse du pouvoir, les condamnent à la disparition. Et le contrôle de ce pouvoir, justement, par la société civile. Pour paraphraser Clémenceau, la conduite politique de la société est une chose trop importante pour être confiée au seul personnel politique. Il existe en Israël, comme en Palestine, une classe de responsables économiques, financiers, industriels, technologiques, culturels, dans les secteurs de la santé, l’éducation, la recherche, la science, fatigués des errements des politiciens. Il existe un grand nombre d’associations réunissant déjà dans à peu près tous les secteurs des Israéliens et des Palestiniens. Travaillant ensemble sur une multitude de projets concrets.
Si le choc du conflit reste suffisamment circonscrit, les préjugés réciproques seront ébranlés, les structures de gouvernance renouvelées. Le chemin de la paix, aussi cahoteux soit-il, sera enfin ouvert.
Visiblement soulagé de ce vidage de sac collectif improvisé, le cercle se défit lentement, à petit pas, par petit groupe, pour retrouver l’inconnu des temps présents.