Bibi et la technique rhétorique du renversement

Le Premier ministre Benjamin Netanyahu préside une réunion du cabinet à Jérusalem, le 9 février 2025. (GPO/Capture d'écran)
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu préside une réunion du cabinet à Jérusalem, le 9 février 2025. (GPO/Capture d'écran)

Par souci de clarté, appelons « renversement » la technique rhétorique consistant à retourner contre l’adversaire une accusation qu’il a formulée à votre encontre. Un procédé efficace pour détourner l’attention du public et créer un effet de confusion ou de dissonance cognitive. Un concept psychologique qui décrit la tension ressentie lorsqu’une personne se voit confrontée à des valeurs conflictuelles, des informations contradictoires, ou lorsqu’elle agit d’une manière qui contredit ses croyances.

C’est dire que la dissonance cognitive joue un rôle important dans le processus décisionnel et peut expliquer pourquoi les gens justifient des comportements nuisibles ou irrationnels. La dissonance cognitive est notamment utilisée dans le domaine du marketing pour inciter les consommateurs à changer leur comportement d’achat. Idem pour la politique.

En retournant l’accusation, la stratégie du renversement vise à déstabiliser l’adversaire et cherche à faire douter le public des intentions et de l’intégrité de son rival.

Dans le cadre politique, un candidat peut répondre à des critiques sur son programme en soulignant les incohérences du programme de son adversaire, au lieu d’apporter les preuves du bien fondé de son programme. Cette pratique est courante dans les débats ou chaque partie essaie de prendre l’avantage en remettant en question la crédibilité de l’autre.

Lors du scandale du Watergate dans les années 1970, Nixon a souvent renversé les accusations en insinuant que ses adversaires politiques agissaient de manière immorale ou illégale, cherchant ainsi à détourner l’attention de ses propres actions.

Joseph McCarthy, dans les années 1950 a accusé de nombreux politiciens et intellectuels de communisme. Quand ses méthodes ont été critiquées, il a souvent renvoyé l’accusation en affirmant que ceux qui s’opposaient à lui étaient eux-mêmes des sympathisants communistes.

Plus proche de nous, Donald Trump utilise fréquemment le renversement dans ses discours, notamment en répondant aux accusations de collision avec la Russie de Poutine en soulignant les actions de ses adversaires démocrates, les accusant d’être impliqués dans des pratiques discutables. Par rapport à l’Ukraine, Trump renverse les rôles : Zelensky l’agressé devient l’agresseur.

Transposé dans le domaine juridique, le technique du renversement s’oppose au principe juridique Actori Incumbit Probatio qui stipule que c’est à celui qui fait une affirmation de fournir les preuves nécessaires pour soutenir sa position ; cela établit une responsabilité claire dans le cadre d’un procès, où une partie doit démontrer la véracité de ses allégations.

Alors que le principe juridique cherche à établir la vérité sur des preuves, le renversement se concentre davantage sur la manipulation de la perception que sur la recherche de la vérité. Cette démarche risque de conduire à une situation où les arguments sont basés sur des attaques personnelles ou des stratégies de diversion plutôt que sur des faits concrets.

Le renversement peut créer une dynamique où les arguments deviennent plus émotionnels ou rhétoriques, détournant ainsi l’attention des éléments factuels. De fait, l’idée que la charge de la preuve incombe à celui qui fait une affirmation est essentielle pour garantir un procès équitable et renforce le principe de la présomption d’innocence dans le cadre des systèmes judiciaires.

Sur la scène politique en Israël, on aura remarqué la fougue avec laquelle Bibi a rejeté, du perchoir de la Knesset, la mise en place d’une commission d’enquête nationale sur les tragiques événements du 7 Octobre. Une diatribe faisant suite à la lecture du député Tropper de la lettre adressée à Netanyahu par l’ex otage Yarden Bibas dont l’épouse Shiri et les deux jeunes enfants, Ariel et Kfir, ont été sauvagement assassinés alors qu’ils étaient détenus par la Hamas à Gaza, lettre dans laquelle Yarden Bibas accuse le Premier ministre de se dérober à toutes ses responsabilités dans les massacres du 7 Octobre.

Alors que des familles d’otages et même d’ex-otages se faisaient violemment refoulés par les gardes à l’entrée de la Knesset, Bibi, qui avait d’abord affirmé qu’il ne pouvait y avoir de commission d’enquête en temps de guerre, justifiait son refus en affirmant qu’une Commission d’Enquête Nationale avait déjà tiré ses conclusions sur sa responsabilité.

Une bousculade à la Knesset entre les familles des otages et les gardes de la Knesset après avoir été empêchées d’accéder à la galerie des visiteurs de la pleniere, le 3 mars, 2025. (Crédit : Capture d’écran/Vidéo)

Bref, que les dés étaient pipés et qu’il remettait en cause la crédibilité d’une Commission d’Enquête Nationale. Cela dit, Bibi devait souligner qu’une enquête devait gagner la confiance du public, d’une large portion de la population.

Des propos surprenants alors que plus de 70% de la population (83%, selon une autre estimation) réclame la mise en place d’une Commission d’Enquête Nationale. Et Bibi d’ajouter, alors qu’il avait déjà perdu son sang-froid, qu’il réclamait la mise en place d’une commission objective, équilibrée, indépendante, et non politisée.

Dans ce contexte, si l’on énumère les principaux arguments de Bibi pour dénoncer la mise en place d’une Commission d’Enquête Nationale, force est de constater qu’il retourne contre ses adversaires toutes les accusations formulées contre lui.

  • Politisation de l’enquête : on cherche à le discréditer, alors qu’on lui reproche de rejeter toute responsabilité bien qu’il était aux commandes le 7 Octobre.
  • Une Commission d’Enquête pourrait détourner l’attention des véritables enjeux de sécurité en se concentrant sur des critiques internes et des conflits politiques, alors qu’il n’a pas son pareil pour politiser le moindre événement.
  • Cela aurait un impact sur le moral des forces de défense, alors que c’est son obstination et celle de son ministre de la Justice Yariv Levine à promouvoir une refonte judiciaire qui a précipité le désarroi des soldats. N’oublions pas non plus la vidéo produite par des proches de Bibi selon laquelle l’armée de l’air ne défendrait pas l’Infanterie, en laissant entendre que les aviateurs sont des ashkénazes de gauche alors que les soldats de l’infanterie seraient des orientaux de droite.
  • Une commission d’Enquête Nationale, dit-il, pourrait exacerber les divisions au sein de la société israélienne, alors que Bibi et ses proches sont fameux pour ce qu’il est convenu d’appeler « leur usine à poison » !

Des arguments qui reflètent la tentative de Bibi de justifier sa position et de mobiliser le soutien du public contre la mise en place d’une Commission d’Enquête Nationale.

De fait, Bibi utilise bel et bien le renversement comme technique rhétorique pour parvenir à ses fins. En affirmant qu’une telle Commission déboucherait inévitablement sur sa responsabilité, il renverse potentiellement l’accent en suggérant que la mise en place d’une enquête serait motivée par des intentions politiques ou des tentatives de délégitimation, plutôt que par un véritable souci d’établir la vérité.

Il utilise le renversement pour modifier la perception des accusations portées contre lui, transformant une enquête perçue comme nécessaire en un outil de pression politique.

Reste que le renversement peut également être perçu comme un signe de faiblesse si le public en vient à estimer qu’il évite ainsi de répondre directement aux accusations.

Bien que le renversement puisse être efficace, il peut aussi être perçu comme tentative d’évasion ou de manipulation si le public devient convaincu que Bibi utilise cette technique afin d’éviter de répondre directement à l’accusation initiale. Ce qui est également un abus de pouvoir.

à propos de l'auteur
Docteur en philosophie de l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne) Ancien journaliste à Kol Israël (Kan) et au journal en ligne Proche-Orient.Info
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