Astrid von Busskist, La religion au tribunal. Essai sur le délibéralisme

Ce livre attire l’attention sur les différences quasi irréductibles entre l’appartenance religieuse et l’exercice des règles du droit. Comment délimiter les droits et les devoirs des uns et des autres, tout en maintenant le statut quo cautionné par la loi de séparation de 1905 ? L’auteure annonce, sans plus tarder, la couleur : elle examinera quelques cas pratiques et emblématiques qui supposent soit une coopération soit, au contraire une opposition entre les juges qui disent le droit, et les sociétés religieuses qui mettent en avant leurs traditions anciennes parfois multimillénaires. A cet âge là, les documents deviennent des monuments… On ne peut plus y toucher.

Si je voulais résumer cette situation conflictuelle en peu de mots, je dirais qu’il s’agit une nouvelle fois (et ce ne sera pas la dernière) d’une confrontation entre la Révélation et la Raison. Le premier ordre se réclame d’un domaine supra-rationnel, le second d’une science humaine avec ses imperfections et ses limites, le droit. Ces deux univers sont confrontés l’un à l’autre et ne peuvent fonctionner ensemble qu’après avoir consenti des concessions réciproques. Le problème est que le droit civil ou pénal peut changer, évoluer, voire se remettre en question, alors que le droit religieux ne le peut pas. Il est, pour ainsi dire, coulé dans le marbre ; y porter atteinte est un sacrilège qu’aucune congrégation ne peut envisager.

L’auteure prend trois cas, absolument névralgiques, où la pratique juridique et la tradition religieuse divergent gravement :

a) l’éduction ou la scolarité à la maison et non point dans un établissement d’éducation instituée et donc contrôlée par l’État.

b) le second cas, peut-être le plus contestable entre tous, porte sur le rite de la circoncision, un thème originellement dicté par l’hygiène mais qui est devenu le signe de l’alliance entre la divinité et le monothéisme abrahamique. On cite le cas d’un circonciseur musulman, traîné devant les tribunaux pour avoir circoncis un enfant de quatre ans, incapable d’opposer la moindre résistance …

c) Le troisième cas touche à l’inégalité divisant les hommes et les femmes au sujet la conduite du couple et surtout en cas de demande de divorce par l’épouse. Et dans ce cas précis, la femme est incontestablement défavorisée puisque, dans la tradition juive par exemple, la dissolution de l’union maritale dépend exclusivement du mari qui doit remettre un simple documentr, appelé guét dans la tradition rabbinique, terme d’origine araméenne très probablement. De la remise ou de la non- remise de ce document dépend la nouvelle vie de la femme qui retrouve sa liberté en totale adéquation avec ses convictions religieuses. Tant qu’elle n’a pas ce document qui dépend exclusivement du bon vouloir du mari éconduit, elle est considérée comme étant encore mariée à cet homme. Si elle venait à vivre maritalement avec un autre homme ou, pire encore, si elle tombait enceinte des œuvres de celui-ci, l’enfant se trouverait considéré comme un enfant illégitime, conçu dans des conditions qui lui interdisent, le moment venu, de fonder un foyer juif… A intervalles réguliers le conflit rejaillit au sein de l’État d’Israël où le mariage civil n’existe pas. Seul le mariage religieux compte…

Madame von Bisskist statue que dans ces cas litigieux, seules deux conduites sont envisageables : soit le juge applique à la lettre les règlements prévus par la loi de 1905 et ne tient guère compte de la situation confessionnelle des requérants, ce qui ne manquera pas de faire des mécontents, soit il fait preuve de souplesse et crée des aménagements spéciaux pour ne mécontenter personne. Or, il n’est pas question d’adopter une tactique qui placerait tel tribunal rabbinique plus laxiste que d’autres cours de justice, jugées plus rigoristes… Au vu de ce qui précède, la femme est placée en situation de perdre son droit au bonheur. La question est désormais, après avoir identifié les causes, de trouver un chemin pour en sortir. D’où les recommandations de l’auteure.

Voici ce qu’elle dit : C’est l’objectif de ce livre de théorie pratique où je défendrai la séparation dans le cas de la scolarité obligatoire, louerai la conception qui explique le désaveu politique de la criminilisation de la circoncision, plaiderai enfin la coopération des législateurs américains avec les autorités religieuses.

Ensuite, des pages et des pages sont consacrées à la définition du libéralisme et de la démocratie. Cela obéit à une certaine logique interne du livre car on voit se profiler la différence entre le citoyen et l’individu. Un peu plus loin, l’auteure définit ce qu’elle entend par délibéralisme : Le délibéralisme se caractérise par une adaptation maîtrisée, une métamorphose contrôlée. Il n’est pas fait pour les amateurs du Grand soir car c’est en caméléon qu’il habite l’espace politique. Pragmatique, il change de couleur lorsque la situation l’exige mais sans perdre sa corporéité. Souple, il se fond dans le paysage mais sans renoncer à tracer son chemin. C’est le même qui avec une teinte différente, épouse un environnement dont il a repéré la texture.

Dans ses propres développements, l’auteure ajoute que les partisans de ce délibéralisme sont des adeptes du compromis, ils plaident le sens de l’équilibre dans l’espace public ; le délibéralisme en tant que doctrine de la juste mesure d’égalité et de liberté.

Je souligne ces deux phrases : il faut ouvrir les portes du tribunal. C’est la première leçon de ce livre. En effet, l’auteure se tien très loin de tout dogmatisme de quelque côté que ce soit. Elle opte pour un pragmatisme, apte à éviter les nombreux écueils qui se dressent sur notre route. Imposer une vérité ou une règle contre d’autres ne mènerait à rien sinon à approfondir le fossé séparant les deux ordres de conviction.

Il est difficile de suivre tous les développements de cet important ouvrage, facile à lire et doté d’une force d’interprétation indéniable, sans penser à des définitions un peu arbitraires. L’auteure montre que les décisions de justice n’épuisent pas les questions ni les problèmes qui se posent. J’ai bien aimé cette relativisation des verdicts mais qui pose elle-même question. Et notamment celle-ci : que vaut un absolu qu’on relativise jusqu’au bout ? Un auteur du Moyen ge juif, Salomon Ibn Gabirol a essayé d’incarner ces deux ordres, le révélé et le rationnel, en s’illustrant dans les deux domaines que les adeptes de la séparation aimeraient graver dans marbre : il a écrit un livre de métaphysique (Fons Vitae) et une composition liturgique d’une grande sensibilité religieuse, la Couronne royale. J’ai retenu chez lui la définition de la Genèse, de la création du monde : la Création consiste dans l’illumination de la matière par la lumière, cette dernière conçue comme le corps le plus immatériel qui soit.

Enfin, ce livre montre sagement que les verdicts judicaires ne sont pas la fin de toute discussion et s’expliquent par des réalités mouvantes, donc des contingences locales ou historiques.

Mais je dois y revenir : que vaut un absolu qu’on relativise ? Au fond, la meilleure des religions est celle qui est éclairée par la philosophie. Mais reste-t-elle encore dans le giron religieux ou migre-t-elle vers l’éthique scientifique , pour reprendre une expression du néo-kantien Hermann Cohen ?

à propos de l'auteur
Né en 1951 à Agadir, père d'une jeune fille, le professeur Hayoun est spécialiste de la philosophie médiévale juive et judéo-arabe et du renouveau de la philosophique judéo-allemande depuis Moses Mendelssohn à Gershom Scholem, Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ses tout derniers livres portent sur ses trois auteurs.
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