Antisionisme et antisémitisme : comment France Inter siphonne le débat

Photo célèbre de Theodor Herzl au balcon de l’hôtel Les Trois Rois à Bâle, Suisse. Détail. (Crédit photo : CC-PD-Mark, par Wikigamad, Wikimedia Commons)
Photo célèbre de Theodor Herzl au balcon de l’hôtel Les Trois Rois à Bâle, Suisse. Détail. (Crédit photo : CC-PD-Mark, par Wikigamad, Wikimedia Commons)

Dans son émission « L’antisionisme est-il forcément un antisémitisme ? », la radio du service public a mis en avant des personnalités caricaturales et dont la radicalité nuit au débat, estime l’historien Marc Knobel.

Commençons cette tribune en posant le paramètre suivant. Dans le débat public, tous les sujets peuvent être abordés, à la condition de veiller à la pluralité du débat, de poser toutes les questions nécessaires et d’encourager l’analyse en évitant si possible de donner de l’importance à des personnalités trop caricaturales et dont la radicalité nuirait au débat et à la compréhension du sujet.

Le samedi 30 mars, France Inter avec En quête de politique a proposé à ses auditeurs une émission relativement longue, 49 minutes, intitulée : « L’antisionisme est-il forcément un antisémitisme ? » Et nous allons examiner si ces conditions ont été appliquées pour une radio du service public.

Les questions suivantes ont été posées : peut-on être antisioniste sans être antisémite ? Le conflit en Israël a-t-il ressuscité un nouvel antisémitisme déguisé en antisionisme ? Dans sa présentation, France Inter affirme que l’on peut être antisioniste sans être antisémite, comme le sont les religieux ultraorthodoxes, membres du groupe ultra-minoritaire de juifs ultraorthodoxes Neturei Karta, qui prônent le « démantèlement » de l’État d’Israël. Mais « plus significatif et plus politique, de nombreux intellectuels juifs sont antisionistes ». Sont-ils pour autant antisémites ? À titre personnel, j’éviterai de cataloguer inutilement et de présupposer que des Juifs pourraient être antisionistes et antisémites. Ce n’est pas sur ce terrain-là que l’on doit poser la contradiction, me semble-t-il.

À cet effet, donc, France Inter interviewe Shlomo Sand, un historien israélien, spécialisé dans l’histoire contemporaine, et qui a fait plusieurs ouvrages controversés. C’est dans un café parisien du Marais que Shlomo Sand répond aux rares questions posées par le journaliste, sans qu’il n’y ait la moindre contradiction. Et c’est un long temps d’antenne qui lui est accordé, 24 minutes (sur 49 minutes), ce qui crée un déséquilibre dans l’émission.

Les amalgames douteux de Shlomo Sand

Au cours de l’entretien, Sand se réfère constamment au linguiste américain Noam Chomsky, radicalement antisioniste, de tendance libertaire et anarchiste. Si Shlomo Sand reconnaît qu’il est « sûr qu’il y a des antisionistes dont la motivation est l’antisémitisme », il énonce qu’aujourd’hui c’est « l’État juif qui crée une nouvelle sorte d’antisémitisme, à cause de sa politique », en omettant de rappeler que quelles que fussent sa politique et/ou l’époque, y compris avant 1967, au moment où Israël n’avait pas encore conquis les territoires occupés, ou, plus tard, lorsqu’en 1993 Yitzhak Rabin était Premier ministre et engageait son pays sur la voie de la paix, Israël continuait d’être accablé et assailli par les républiques socialistes (qui désiraient la destruction de l’État d’Israël) et par l’ensemble du monde arabo-musulman.

Par ailleurs, on pourrait se demander pourquoi une politique, même si elle suscite une large désapprobation en Israël même, devrait forcément se traduire par des poussées de fièvre… antisémite ? Que je sache, l’on n’accable pas les Chinois qui vivent en diaspora des choix de Xi Jinping ? Pas plus que l’on n’incrimine l’ensemble des Russes des choix qui émanent de Poutine et d’oligarques véreux ? L’on ne tient pas plus pour responsables les populations d’origine arabo-musulmane qui vivent en Europe ou aux États-Unis des malversations et crimes commis par les dictateurs ou les intégristes de ces pays ? Lorsqu’on parle d’Israël, l’antisémitisme est l’exception, qui procède par un amalgame viscéralement tordu : Juifs = Israël = nazis. Et les Juifs de par le monde subissent cet antisémitisme féroce dont le paravent serait la critique d’une politique.

Shlomo Sand promeut la disparition d’Israël

Vint ensuite le moment où Shlomo Sand, qui ne se définit plus comme juif mais de culture juive, nous explique qu’il n’est pas sioniste, parce que le sionisme contient une idée colonisatrice. Il ajoute que si l’on ne comprend pas cela, on ne peut comprendre la tragédie du 7 octobre 2023, tragédie dont il ne parle pas. Manière d’accabler un peu plus les Israéliens qui auraient bien mérité finalement de subir cette tragédie-là ? Il en vient à la conclusion que s’il avait défendu auparavant l’idée de deux États (palestinien et israélien), il considère aujourd’hui qu’un État juif ne peut pas exister au Proche-Orient et qu’il faudrait créer un État binational.

Au fond, Sand promeut la disparition d’Israël et le prétexte qu’il donne est tout aussi fallacieux que dangereux. Il existe 195 pays dans le monde, un seul devrait disparaître : Israël. Il disparaîtrait sous le prétexte que le sionisme est du colonialisme et qu’il n’a pas sa place dans cette région du monde. L’on pourrait objecter que l’on ne souhaite pas voir disparaître la Chine qui occupe le Tibet depuis 1950, pas plus que l’on ne souhaite, par exemple, la disparition du Maroc, alors que le statut final du Sahara occidental reste à déterminer depuis 1991, et nous pourrions multiplier les exemples.

Une mise en perspective historique du sionisme bien trop tardive
À la 25e minute, le second invité, Pierre Stambul, est présenté par la station comme un « antisioniste farouche et militant propalestinien, fils d’un résistant juif du groupe Manouchian ». Pendant huit longues minutes, Stambul débite une logorrhée agressive. D’après lui : « Le sionisme est un crime contre les Palestiniens. Pour nous, Juifs, c’est une injure à notre mémoire, à notre histoire et à notre identité. » Stambul, qui est porte-parole d’une fantomatique Union juive française pour la paix qui ne représente pas grand-chose, n’a pas un mot pour condamner les atrocités commises par le Hamas, le 7 octobre. Par contre, il est persuadé qu’il lutte efficacement contre l’antisémitisme. Forcément, son discours radical doit plaire dans les banlieues.

Il faudra attendre la 33e minute pour que, enfin, l’on daigne avoir une définition qui soit une mise en perspective historique de ce qu’est le sionisme, en la personne de la sociologue Eva Illouz. Les explications données par l’enseignante sont posées et permettent d’entrevoir toute la complexité du sujet et de mesurer ce qu’il en fut de l’idéologie, de son évolution et des problématiques posées. Le sionisme est complexe, il est très varié, très divers et c’est cette complexité qu’il aurait fallu expliquer dès les premières minutes de l’émission. Tel n’a pas été forcément le choix de France Inter. Il eût été plus intéressant d’interroger les nouvelles sources, les nouvelles problématiques posées et de proposer et d’entrevoir une normalité pour Israël dans sa région et non sa seule destruction.

Texte paru sur LE POINT le 01/04/2024 . Avec l’aimable autorisation Marc Knobel.

à propos de l'auteur
Marc Knobel est historien, il a publié en 2012, l’Internet de la haine (Berg International, 184 pages). Il publie chez Hermann en 2021, Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet.
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