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Andalousie 2023 : sur les traces de Sefarad

Statue de Maïmonide dans l'ancienne Juderia de Cordoue. (Crédit : CC BY-SA 3.0)
Statue de Maïmonide dans l'ancienne Juderia de Cordoue. (Crédit : CC BY-SA 3.0)

Entre spectacles de flamenco, tapas locas ou encore ferias jusqu’au bout de la nuit, mon voyage andalou ne pouvait être que placé sous le signe de la fête. Pourtant, mes pérégrinations me font découvrir ce que je perçois jour après jour comme une forme de malaise autour d’une réalité plus ou moins oubliée : le passé juif de la région.

« La vie n’est pas toujours facile ici. Nos voisins, le quartier, la Mairie… Tout le monde était contre la création d’un musée de l’Histoire séfarade. Vous savez, Grenade est une ville très catholique ».

C’est en ces quelques mots que Batsheva, la soixantaine bien établie, me décrit la complexité de son projet.

Dernière juive résidant aujourd’hui à Grenade, elle est à l’origine du premier centre de mémoire pour la culture séfarade de la ville. Je suis surpris par son propos. Presque sonné à vrai dire.

Comment un simple espace dédié à la mémoire séfarade, au sein d’une cité où les Juifs ont longtemps joué un rôle majeur, peut-il provoquer autant de remous ?

Moi qui entamais mon périple andalou avec l’idée de mieux comprendre l’histoire juive sur une terre d’abord romaine, puis wisigoth, musulmane, et enfin espagnole, je suis servi.

631 ans après l’expulsion de tous les Juifs de Grenade décidée par Ferdinand II d’Aragon, l’animosité et la méfiance semblent encore au rendez-vous.

Serait-ce un cas isolé ou le mal serait-il plus profond ?

Agité par ce questionnement, je souhaite livrer un témoignage. Partager un ressenti et des observations mis en perspective avec des faits historiques pour tenter d’en éclairer le sens.

Pendant ces quelques jours de mai, de Malaga à Séville, en passant par Grenade ou Cordoue, j’ai tâché de m’informer sur l’odyssée si particulière des Juifs séfarades, d’identifier les traces de leur présence sur place et bien sûr, d’appréhender l’atmosphère et les comportements actuels à leur égard.

Carnet de voyage et réflexions andalouses sur une parenthèse inattendue.

Une gêne perceptible face à un passé juif

Première découverte, les Juifs ne sont pas les premiers habitants de la péninsule ibérique… mais presque !

L’archéologie démontre ainsi une présence juive en Andalousie dès l’époque romaine, au Ier siècle après J-C. S’ils sont alors plus ou moins tolérés, la conquête musulmane du début du VIIIème siècle fait évoluer leur statut.

Plusieurs ouvrages ont certes nuancé les mythes romantiques autour d’ « Al-Andalus ». La situation reste tout de même meilleure que dans l’Occident chrétien. Jusqu’à la chute progressive des royaumes musulmans entre 1086 et 1492, les Juifs de la péninsule ibérique prospèrent sur les plans économique et social. Ils constituent d’ailleurs à leur apogée une communauté de 700 000 âmes et représentent plus de 10 % des habitants de villes telles que Séville, Cordoue ou Tolède.

Le signe d’un âge d’or pour le judaïsme espagnol dont témoignent plusieurs destins fascinants comme ceux du poète et philosophe Ibn Gabirol, du traducteur Ibn Tibon ou encore du médecin et rabbin Maïmonide.

De modestes statues respectivement situées à Malaga, Grenade et Cordoue rendent aujourd’hui hommage à ces personnages. En revanche, pas de musées nationaux ou municipaux, de centres d’étude ou même de réels monuments ou lieux de mémoire publics attestant de la présence juive en Andalousie.

Il y a bien des noms de rue, les « Juderia » ou la « Plaza de Maimonides » de Cordoue, mais qui n’ont plus rien à voir avec leurs habitants de jadis. Les quartiers juifs d’antan ont désormais été remplacés par des restaurants, des échoppes bohèmes ou même des églises.

Je songe à la synagogue de Cordoue qui fut d’abord utilisée comme hôpital, puis plus tard comme ermitage de San Crispín et finalement comme école primaire.

Ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle qu’elle fut déclarée Monument National et restaurée, malgré la protestation d’une partie de l’Eglise.

Elle reste désormais un lieu relativement vide et sans véritables explications historiques pour le visiteur naïf.

Pourquoi donc cette discrétion, cette forme de gêne, autour du patrimoine juif ? Est-ce si étonnant lorsqu’on sait que la population juive est aujourd’hui pratiquement inexistante dans le pays ?

Tout de même. Cette réserve me laisse perplexe.

Des Juifs trop chrétiens ?

Répondre à cette question essentielle pour comprendre les rapports entre Juifs et Chrétiens en Espagne, implique de poursuivre notre examen de la présence juive.

Celle-ci connaît un nouveau moment de bascule.

Le décret de l’Alhambra, faisant suite à la prise de Grenade en 1492 par les forces catholiques, conduit immédiatement à leur conversion forcée ou, en cas de refus, à l’expulsion du pays. Une Inquisition est d’ailleurs mise en œuvre pour traquer les « faux » chrétiens, les « marranos » qui peut se traduire par « porcs » en espagnol.

Anecdote révélatrice, une guide « officielle » qui m’accompagnait lors d’une visite, déclara que ce nom de « marranos » avait été donné aux crypto-juifs parce qu’ils ne mangeaient pas de porc. Une explication complètement erronée puisque cette dénomination était destinée à mépriser et humilier les juifs prétendument convertis au christianisme, en les désignant comme des « porcs ».

On peut être interpellé : pourquoi traiter de « porcs » les Juifs qui se convertissaient, certes sous la contrainte, au christianisme ? La logique n’aurait-elle pas été de les accueillir dans la communauté chrétienne de façon plus chaleureuse ? Après tout, n’avaient-ils pas franchi la preuve de leur volonté d’assimilation en rejoignant la « nouvelle religion » ?

La thèse de l’historien spécialiste de la période, Bension Netanyahou, suscite la controverse, mais me semble pleine d’audace : si les marranes ont été marginalisés, ce n’est pas parce qu’ils pratiquaient leur judaïsme en secret. Au contraire, s’ils ont été victimes de ce type de discriminations, c’est justement parce qu’ils étaient de trop bons chrétiens.

Sous couvert du principe de la pureté du sang, l’Eglise ne pouvait accepter que les Juifs, même convertis au christianisme, se mélangent au reste de la population. Un anti-judaïsme reposant sur une dimension ethnique à la racine même de l’antisémitisme moderne.

Ce préjugé racial pourrait-il avoir perduré jusqu’à nos jours ?

Une question qui fâche. Forcément et d’autant plus que 20 % de la population espagnole actuelle possèderait des origines séfarades.

Des préjugés persistants 

Animé par ces pensées, je me balade dans les ruelles étroites de la Juderia de Séville qui comptait jadis, au début du XIVème siècle, la plus grande communauté juive d’Europe.

Désormais, les synagogues ont disparu, laissant place aux églises Santa Maria la Blanca et San Bartolomé.

Tel un jeu de piste, je guette le moindre indice entre écriture hébraïque ou ancienne arche sainte.

Je passe également devant la calle Susona, du nom de cette juive convertie qui, selon la légende, dénonça son père, riche notable sévillan, à l’Inquisition.

Son crime ? Avoir « judaïsé » en secret et prétendument ourdi un complot contre les Inquisiteurs.

Diego de Suson connut le bucher, comme près de 10 000 de ses coreligionnaires et autres hérétiques. Ce conte populaire me touche.

Il me paraît aussi révélateur de la réputation juive dans l’imaginaire espagnol : celle d’un peuple déicide, dont la trahison figure au cœur de son ADN.

On me dira que les choses sont bien différentes de nos jours. Les générations ne sont plus les mêmes. Il n’y a pas de raison de penser que ce type de clichés perdure ou qu’il existerait une sorte de gêne de l’Espagne vis-à-vis de son passé juif.

Et puis, l’Espagne n’a-t-elle pas accordé en 2015 la citoyenneté aux descendants des séfarades qui en feraient la demande ?

Malheureusement, sous couvert de bonnes intentions, il est difficile d’ignorer les raisons économiques et les relents d’antisémitisme à l’origine de cette décision.

On ne trouve d’ailleurs aucune trace de regrets ou de remords, ni bien entendu de volonté de dédommagement dans la décision prise par Madrid. Et cela s’entend finalement car on ne peut être éternellement tenu responsable d’une Histoire qui nous dépasse.

Mais je perçois davantage l’initiative comme le fruit d’un préjugé intemporel selon lequel les Juifs sont les puissants aux commandes de l’économie mondiale. A ce titre, leur proposer d’acquérir la citoyenneté espagnole, c’est avant tout pour attirer leurs capitaux, via le tourisme en particulier, pour sauver l’économie malade du pays (taux de chômage de plus de 20 % à l’époque).

Cela fonctionne d’ailleurs puisque 132 000 descendants de Juifs séfarades ont sollicité l’obtention de la nationalité espagnole.

C’est sur ce constat cinglant qu’il est déjà temps pour moi de quitter l’Andalousie, cette terre mystique qui fut au carrefour de trois civilisations.

Outre le charme de cet endroit unique, je repars avec une certitude solidement ancrée : si les Juifs n’ont pas d’avenir en Espagne, leur héritage plurimillénaire doit être préservé.

C’est en ce sens que l’initiative Caminos de Sefarad, créée par plusieurs municipalités espagnoles, vise à proposer aux visiteurs des parcours touristiques autour de leur passé juif. Ambitieuse et essentielle, elle reste pourtant méconnue du grand public et n’apparaît pas sur les guides de voyage.

La démocratisation de ce type de projet est indispensable pour lutter contre l’ignorance et donner à voir l’extraordinaire histoire d’une communauté fondamentalement attachée à ses racines espagnoles.

à propos de l'auteur
Emmanuel est directeur conseil en influence et possède une expertise en matière de communication et de conseil stratégique. Passionné par les enjeux internationaux, il a notamment travaillé pour l'Ambassade d'Israël à Paris, le Ministère des Affaires étrangères français et plusieurs cabinets de conseil. Il s'intéresse également à l'ensemble des sujets qui éveillent son esprit critique. Et dans l'actualité en général, les occasions ne manquent pas.
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