« Am Israël Haï ! », de la force d’une expression

Illustration. Un rectangle-talisman.
Illustration. Un rectangle-talisman.

Le 7 octobre 2023, quelques heures à peine après le début de l’attaque barbare lancée par le Hamas, l’ancienne devise « Am Israël Haï ! » s’est répandue à la vitesse de l’éclair auprès des Juifs du monde entier, à mesure qu’ils s’enquéraient, sous le choc, du sort des leurs. Personne ne mesurait encore l’ampleur du pogrom islamiste, mais une certitude s’imposait déjà : le peuple d’Israël se trouvait sous le feu d’une attaque sans précédent. Comme ce fut plusieurs fois le cas en temps d’adversité, le sésame juif, en quelques jours seulement, allait remplacer les formules de politesse et signatures habituelles, scellant les maillons d’une chaîne de solidarité et d’entraide déployée à l’échelle planétaire. Retour sur une expression à l’histoire et aux forces mystérieuses.

Depuis le 7.10, telle une formule magique jaillissant instinctivement des profondeurs de la mémoire juive, la devise n’a cessé de souffler sur le feu vital du peuple, tout en le préservant du marasme dans lequel il nous était interdit de sombrer. Elle est même devenue l’hymne officieux du pays, avec le titre homonyme du chanteur israélien Eyal Golan[1]. En remettant au goût du jour l’ancien succès du rabbin Shlomo Carlebach[2], qui avait galvanisé Israël et la diaspora pendant la guerre de Kippour, Golan a su faire vibrer tout le peuple à l’unisson. Qui n’a pas, cette année, fredonné ou crié à tue-tête le refrain à trois mots ?

Hébraïsant ou non, tout Juif sait ce que signifie « Am Israël Haï ». Cependant, les origines de cette expression, qui remontent à bien avant Carlebach, demeurent mystérieuses. Quand on lui demandait d’où il tirait ce refrain, ce dernier racontait qu’il avait composé sa chanson suite à sa rencontre avec des Juifs tchécoslovaques en 1965. Cette rencontre lui rappela celle de Joseph et ses frères en Égypte. Mais alors que Joseph avait demandé à ses frères : « Mon père est-il encore en vie ? », les jeunes tchèques, eux, lui avaient posé une question existentielle : « Notre Père à tous, est-il encore en vie ? ». Le rabbin musicien avait répondu dans un cri d’affirmation :

Od Avinou Haï ! [Notre Père vit encore !]

Puis à son tour, il leur demanda, comme Joseph à ses frères : « Ai-je encore des frères ? ». Et tous ensemble proclamèrent :

Am Israël Haï ! [Le peuple d’Israël vit !]

C’est ainsi qu’est née, depuis la chambre d’hôtel du rabbin, le soir même de la rencontre, la fameuse chanson. En 1973, la mélodie allait être diffusée sans relâche à la radio et à la télévision, résonnant dans les mariages et les bar-mitsvot ainsi que dans les bases militaires et les hôpitaux où Carlebach se déplaçait lui-même pour réconforter les soldats. Cinquante ans plus tard, la version réactualisée de Golan, toute aussi exaltante, a su capturer cet esprit de solidarité et de positivité avec une émotion renouvelée, se faisant écho depuis les lignes de front jusqu’aux foyers juifs de par le monde.

La devise aux accents ancestraux n’est pourtant pas née de l’imagination de Carlebach. Certains la relient à la Shoah et à la Libération des camps nazis. Si vous avez une minute, écoutez l’enregistrement de la BBC où des rescapés juifs chantent l’Hatikva peu après la Libération de Bergen-Belsen[3]. À la fin de ce moment bouleversant, on entend la voix du rabbin aumônier britannique Leslie Hardman crier :

Am Yisrael Chai! The Children of Israel still liveth! [Am Israël Haï ! Les Enfants d’Israël vivent encore !]

Une autre version, enveloppée de plus de mystère et de controverse, la fait remonter à la France du XVIIIe siècle. En 1742, le rabbin Jonathan Eybeschutz, célèbre kabbaliste et talmudiste de Prague, fut choisi pour diriger la communauté juive de Metz. Peu de temps après, le gouverneur décida d’expulser tous les Juifs de la ville. Intercédant en faveur de son peuple, le rabbin s’écria :

Am Israël Haï Leolamei Ad. [Le peuple d’Israël vit pour toujours et à jamais]

Après de longues négociations, le gouverneur finit par accepter d’annuler l’édit, mais ce à une seule condition : le rabbin devait écrire cette formule 45 760 fois sur un parchemin de la taille d’une mezouza. À la stupéfaction générale, Eybeschutz y parvint en plaçant la lettre ayin (ע) au centre du papier, et en déployant à partir d’elle le reste des lettres dans toutes les directions. On raconte qu’il fallut un an au gouverneur pour vérifier le compte, période durant laquelle l’expulsion fut suspendue, puis annulée.

Ce « rectangle magique » fut alors considéré comme une sorte de talisman, à l’image des amulettes que le kabbaliste avait l’habitude de confectionner pour protéger les femmes enceintes de la maladie. Il y a dans cette triade incantatoire, qui fonctionne elle aussi un peu comme un talisman, quelque chose d’indéniablement ésotérique, mêlant l’humain à une autre dimension.

Depuis le 7 octobre, la formule « Am Israël Haï », semble s’être chargée d’une puissance mystique, conférant force et courage tant à celui qui la prononce qu’à celui qui l’entend.

Elle est partout : scandée par les soldats entrant à Gaza, échangée entre Juifs ou Israéliens à l’étranger en signe de reconnaissance ou d’encouragement, inscrite sur des pancartes lors de manifestations ou taguée sur les murs, déclamée dans les stades, reprise dans les écoles ou dans les discours officiels – même et surtout face aux ennemis d’Israël. Elle est sur toutes les lèvres, appelant avec force à la reconnaissance et à l’unité.

Mais au-delà du slogan et du talisman, « Am Israël Haï » incarne la résilience juive, née en réponse à la catastrophe, forgée dans l’exil, et ravivée en défiance du mal. Ce qui a commencé comme une expression spirituelle de survie est devenu un emblème politique, culturel et mystique de continuité ; un mot de passe global qui relie instantanément les Juifs à travers les fuseaux horaires, les langues et les siècles.

Douée d’une force transformative, elle ne se limite pas à consoler, elle renforce et revigore. Qu’elle soit criée depuis les cendres de Bergen-Belsen ou depuis l’Otef Aza[4], échangée au téléphone en guise d’au revoir ou scandée face à un slogan haineux dans une manifestation, cette formule génère la vie. Elle proclame avec force et littéralité que le peuple juif non seulement vit, mais qu’il est plus vivant que jamais – non plus un cri de survie mais un cri d’ « extra-vie ».

Dans un monde où résonnent les appels génocidaires à « libérer la Palestine » et où le régime iranien clame son désir de nous anéantir, « Am Israël Haï » affirme la vie en invoquant la Vie elle-même, comme si le peuple d’Israël en détenait la clef. Réponse historique et existentielle à la haine, elle est peut-être l’une des premières leçons de l’Histoire juive.

Antidote au désespoir, immunité secrète, elle déjoue le destin et les menaces d’éradication qui nous poursuivent depuis les commencements, en nous aidant à faire de chaque coup porté une occasion de rebondir plus fort et plus haut. Au lendemain de Yom HaZikaron et de Yom HaAtsmaout, ce cri de défiance résonne plus fort que jamais. Et peut-être qu’à force de le répéter ensemble, quelque chose d’infiniment bon adviendra au peuple d’Israël.

Am Israël Haï !

[1] Eyal Golan – Am Israël Hai

[2] Shlomo Carlebach – Am Yisrael Chai

[3] Des rescapés juifs chantent l’Hatikva peu après la Libération de Bergen-Belsen – voir sur Youtube.

[4] « L’enveloppe de Gaza » (hébreu : עוטף עזה, Otef Aza), correspond aux zones peuplées du district sud d’Israël situées dans une bande de sept kilomètres de large le long de la frontière avec la bande de Gaza.

à propos de l'auteur
Déborah Danino Harkham, PhD, vit et écrit en Israël. Elle est l'auteure d'une thèse abordant les liens entre mémoire, identité et humour dans la littérature de l'après-Shoah.
Comments