Aboyeurs, Alt-Right et grosses ficelles

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, au centre, le ministre de l'éducation Yoav Kisch, à gauche, le ministre du truisme Haim Katz, en haut, et le ministre israélien de la Justice Yariv Levin, deuxième à droite, s'expriment au parlement israélien, la Knesset, juste avant un vote sur un plan controversé de réviser le système judiciaire du pays, à Jérusalem, le mercredi 22 février 2023.  (AP Photo/Ohad Zwigenberg)
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, au centre, le ministre de l'éducation Yoav Kisch, à gauche, le ministre du truisme Haim Katz, en haut, et le ministre israélien de la Justice Yariv Levin, deuxième à droite, s'expriment au parlement israélien, la Knesset, juste avant un vote sur un plan controversé de réviser le système judiciaire du pays, à Jérusalem, le mercredi 22 février 2023. (AP Photo/Ohad Zwigenberg)

Au-delà des faits bruts autour de la soi-disant « réforme judiciaire » – avancement des votes à la Knesset du bulldozer conduit par le duo Levin – Rothman ; manifestations inédites, massives et répétées dans les grandes villes et au-delà ; avertissements innombrables des conséquences désastreuses à redouter, prononcés par l’immense majorité des personnalités faisant autorité dans le pays comme dans la Diaspora – il y a comme un trou noir dans les commentaires : que penser des arguments et publications des supporters de ces futures lois menaçant la démocratie ? Comment se structure leur discours, au-delà d’une juxtaposition de propos diffusés au fil de l’eau ? Existe-t-il des « scies musicales », parfois se recoupant, et puisant à des sources faciles à identifier ? Je vous propose une ébauche d’analyse avec un classement simplifié des propos entendus : ceux des « aboyeurs » ; ceux de « l’Alt-Right » ; et enfin la catégorie des « grosses ficelles », celles d’un argumentaire finalement facile à démonter.

Aboyeurs

Ce sont d’abord et hélas un certain nombre de députés et ministres, ravis de jouer au « Monsieur Plus de Bahlsen », publicité culte des années 80 pour une biscuiterie allemande.

Ainsi, au soir du mercredi 15 mars le président Herzog venait de prononcer un discours grave, évoquant les risques de guerre civile et proposant un plan de compromis pour répondre concrètement aux projets de la coalition.

Lui ont immédiatement répondu la ministre des Transports (Likoud) Miri Regev, disant « Cette proposition est une insulte à l’intelligence du public. Elle a un parti-pris évident contre la nation et contre le peuple souverain ». « Monsieur le président, la proposition faite par le peuple l’a été il y a très précisément quatre mois », a écrit sur Twitter le ministre des Communications Shlomo Karhi (Likoud également). La première s’y connait en « intelligence du public », elle qui avait exercé des pressions contre certains artistes alors qu’elle était ministre de la Culture.

Shlomo Karhi, toujours lui, avait réagi le soir de Pourim par un tweet assassin, en réponse aux appels de réservistes de l’armée refusant de rejoindre leurs unités « À ceux qui refusent de servir : Le peuple d’Israël peut faire sans vous et vous, vous irez en enfer » (1).

Autre aboyeur professionnel, « Doudou » Amsalem, dont on peut retrouver facilement sur la Toile une belle collection de postures à la Knesset où il est élu (Likoud) depuis 2015 ; parfois souriant derrière son embonpoint généreux, parfois vociférant tout rouge avec force gestes, il est devenu en quelques années une figure familière aimant à rappeler « l’humiliation » subie par les séfarades et son ressentiment contre « l’élite ashkénaze » – étant bien entendu que Netanyahou, Levin, Rothman et le rabbin Goldknopf ont des vieilles racines marocaines.

Insultant les foules de manifestants, il a eu le culot de dire : « nous travaillons tous pour le pays, même s’il est bien vrai que la plupart d’entre nous travaillent pour vous, nettoyant vos maisons et vos jardins. J’ai vu beaucoup de choses scintiller lors de la manifestation, et plus tard j’ai réalisé que c’étaient les montres Rolex portées par les manifestants. »

N’oublions pas, bien sûr l’inénarrable Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité publique issu de l’extrême-droite radicale, condamné en 2007 pour incitation à la haine (2), qui traite systématiquement les manifestants « d’anarchistes ».

S’adressant à un public souvent trop inculte pour comprendre qu’une démocratie ce n’est pas seulement la prime à la majorité pour mener une politique mais aussi la défense des minorités pouvant être brimées par elle ; ne reculant devant aucune démagogie ; prétendant être « le peuple » (les autres ne le méritant pas) ; ces quatre personnages ont en commun le fait d’utiliser des formules choc et d’alimenter un ressentiment ethnique basculant facilement dans un racisme à rebours.

« Alt-Right »

La « droite alternative » est une mouvance extrémiste née aux Etats-Unis, mais dont l’influence idéologique s’est répandue largement au dehors depuis 2010. Elle milite outre-Atlantique pour le suprémacisme blanc, contre le féminisme et le multiculturalisme, avec un penchant aussi pour le conspirationnisme, l’antisémitisme et la haine anti-immigrés.

Pour résumer, on peut dire que c’est une branche « identitaire » de l’extrême-droite, et qui a accompagné la montée en puissance de Donald Trump puis sa chute, avec l’hallucinante invasion du Capitole en janvier 2021. Très active sur les réseaux sociaux ou dans des forums politiques sur Internet, elle a des spécificités aux Etats-Unis comme l’isolationnisme qui est difficile à exporter ; mais cependant, des passerelles existent avec Israël.

Idéologiquement, le racisme et la misogynie se retrouvent par exemple dans un personnage comme Betzalel Smotrich, que j’avais déjà évoqué dans un précédent article (3).

Un authentique « suprémacisme juif » a été par ailleurs théorisé par Avi Maoz, membre éphémère du gouvernement Netanyahou (4). Evoquons ici un personnage sulfureux, Andrew Breitbart (1969-2012) ; journaliste brillant d’origine irlandaise, il a été adopté dans une famille juive, a appris l’hébreu et était très israélophile ; sa revue « Breitbart News » titre phare de « l’Alt-Right » a un bureau à Jérusalem.

Le conspirationnisme se retrouve maintenant dans les discours anti-manifestants, accusés en particulier par le jeune Yaïr Netanyahou – un des contributeurs de Breitbart – d’être financés par de l’argent américain. Dans la même veine délirante qui voit des marxistes partout, les Juges de la Cour Suprême sont accusés d’être tous de Gauche et laïcs, ce qui en fait des criminels pour les supporters du gouvernement comme Shmuel Trigano. Ce dernier, dans un article au vitriol (5) évoque « l’Etat profond », traduction fidèle du « Deep State », autre scie musicale de l’Alt-Right.

Enfin, face à la quasi-unanimité des critiques dans la presse israélienne – y compris dans des journaux de Droite comme le « Jerusalem Post » -, Benyamin Netanyahou lui-même évoque un complot, et se dit « attaqué d’une manière jamais vue, par des commentaires orientés, des sondages biaisés, des fake news 24 heures sur 24,7 jours sur 7 » (6).

Comme pour le public bas de front des sites complotistes made in USA, la technique est la même : traiter l’adversaire politique en ennemi, le salir, et refuser le débat d’idées en se comportant de manière hystérique.

Grosses ficelles

Tout discours politique peut se voir comme un vrai opéra, avec des solistes, ici les « aboyeurs » ; des éléments de langage, c’est « l’Alt-Right » qui les fournit ; mais ce spectacle nous montre aussi des marionnettes déroulant un argumentaire dont les ficelles sont grosses.

Commençons par l’argument : « c’est ce que nous avions promis à nos électeurs ». Quand Netanyahou, son ministre Levin et Rothman, président de la commission des lois à la Knesset, ont-ils présentés en détail le « package » de leur fameuse réforme judiciaire ? Certainement pas avant l’élection du 1er novembre, et si quelqu’un a une référence précise, je suis preneur.

Deuxième argument, « l’urgence ». Il est vrai que toute l’énergie du nouveau gouvernement semble avoir été consumée par ce projet qui a fracturé le pays. Mais Netanyahou avait parlé d’autres sujets lors de la formation de son gouvernement, comme l’extension des « Accords d’Abraham » avec un partenaire décisif, l’Arabie saoudite.

On sait que non seulement cela ne s’est pas fait, mais qu’en plus Ryad a repris ses relations diplomatiques avec Téhéran ce qui est un coup dur. Pire encore, le Premier ministre israélien devait se rendre aux Emirats au tout début de son nouveau gouvernement, mais la visite fut annulée suite à la finesse inimitable de son ministre Ben Gvir, qui s’était rendu sur le Mont du Temple dès le 3 janvier.

Troisième argument, « la priorité ». Ne parlons pas des menaces stratégiques comme la très proche bombe iranienne, ou comme le terrorisme qui n’a jamais fait autant de victimes depuis plusieurs années. Mais quid de tous les dossiers de long terme, repoussés d’ailleurs par presque tous les gouvernements israéliens depuis des décennies et qui ne sont pas du tout à l’agenda de celui-ci ?

La liste est longue : mise aux normes sismiques de centaines de milliers de logements, après le très meurtrier tremblement de terre en Turquie ; coût de la vie exorbitant, aggravé par l’inflation internationale ; transports publics encore insuffisants ; retards par rapport aux autres pays de l’OCDE en matière de santé, d’éducation, de lutte contre la crise climatique …

Quatrième argument, le principal : « l’excessif pouvoir de la Cour Suprême » qui empêcherait tout gouvernement d’appliquer sa politique. Les douze ans du règne précédent de Netanyahou sont l’illustration vivante du contraire : en quoi a-t-il été bridé ? Constructions massives dans les implantations en Cisjordanie ; politique économique ultra-libérale, et d’ailleurs réussie ; pratiquement rien ne lui a été interdit, y compris la fameuse loi sur « Israël Etat nation du peuple juif » que les Juges n’ont pas censurée.

Par contre, cette Cour gêne la coalition mais pour d’autres raisons : les enquêtes visant le Premier ministre, et une des premières lois passées en première lecture garantira son immunité ; le risque, au nom de l’égalité entre les citoyens, de soumettre au service militaire les ultra-orthodoxes ; et, ce qui semble insupportable aux partis suprémacistes de Ben Gvir et Smotrich, la possibilité pour les citoyens arabes ou même les Palestiniens des territoires occupés de présenter des requêtes à la Cour Suprême.

Mais reste la preuve flagrante de l’esbrouffe sur le fameux « pouvoir excessif de la Cour ». Oui, ce qu’on a appelé « l’activisme » de son président de l’époque, le juge Aharon Barak, lui a donné un pouvoir équivalent à un Conseil Constitutionnel, ce qu’elle n’est pas : mais il n’y a pas de Conseil Constitutionnel parce qu’il n’y a pas de vraie constitution ! J’ai écrit là-dessus des synthèses comparatives entre Israël et d’autres démocraties dans deux publications récentes (7) et (8).

Le chef de l’opposition, Yaïr Lapid, a proposé que l’on sorte de la crise « par le haut » en se donnant le temps d’écrire en commun une constitution, et bien entendu personne au gouvernement ou dans la coalition n’a pris la balle à bond : l’important pour eux est de détruire la Cour Suprême, et au-delà tout contre-pouvoir à une Knesset qui pourrait décider le pire. Des centaines de milliers d’Israéliens l’ont compris, et ils manifestent toutes les semaines pour que leur démocratie ne soit pas assassinée.

Cet article a été publié le 19 mars 2023 sur le site Temps et Contretemps

(1) https://fr.timesofisrael.com/un-tweet-dun-ministre-du-likud-sur-les-reservistes-entraine-la-controverse/

(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Itamar_Ben-Gvir

(3) https://benillouche.blogspot.com/2023/01/israel-le-degout-et-le-silence-par-jean.html

(4) https://www.haaretz.com/israel-news/2023-01-19/ty-article-magazine/.highlight/jewish-law-above-all-recordings-reveal-far-right-mks-plan-to-turn-israel-into-theocracy/00000185-cae1-da66-a1bf-fbfb32560000

(5) https://www.tribunejuive.info/2023/01/28/shmuel-trigano-que-se-passe-t-il-en-israel-un-putsch-democratique/

(6) https://www.haaretz.com/israel-news/2023-03-14/ty-article/.premium/netanyahu-pushes-forward-with-his-coup-and-finds-a-new-vilian-the-media/00000186-dca8-d062-abaf-dcecb6fc0000

(7) https://benillouche.blogspot.com/2023/02/la-nomination-des-juges-en-israel-par.html

(8) https://benillouche.blogspot.com/2023/02/israel-reforme-judiciaire-bluff-et.html

à propos de l'auteur
Bénévole au sein de la communauté juive de Paris pendant plusieurs décennies, il a exercé le métier d'ingénieur pendant toute sa carrière professionnelle. Il a notamment coordonné l'exposition "le Temps des Rafles" à l'Hôtel de Ville de Paris en 1992, sous la direction de Serge Klarsfeld. Producteur de 1997 à 2020, sur la radio Judaïques FM, de l'émission "Rencontre" ; après avoir été consacrée au monde musulman pendant une vingtaine d'année, cette série a traité ensuite des affaires internationales. Président délégué de la Commission pour les relations avec les Musulmans du CRIF (2009-2019), il a rejoint en 2012, comme nouveau vice président représentant la communauté juive, la "Fraternité d'Abraham" association laïque pour le rapprochement entre Judaïsme, Christianisme et Islam.
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