Abou Dhabi : la soft balance

Sur cette photo publiée par le Palais royal saoudien, le président par intérim de la Syrie, Ahmad al-Sharaa, à gauche, serre la main du président Donald Trump, au centre, à Riyad, en Arabie saoudite, le mercredi 14 mai 2025. À droite se trouve le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane. (Crédit : Bandar Aljaloud/Palais royal saoudien via AP)
Sur cette photo publiée par le Palais royal saoudien, le président par intérim de la Syrie, Ahmad al-Sharaa, à gauche, serre la main du président Donald Trump, au centre, à Riyad, en Arabie saoudite, le mercredi 14 mai 2025. À droite se trouve le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane. (Crédit : Bandar Aljaloud/Palais royal saoudien via AP)

La scène paraît invraisemblable : à Riyad, mai 2025, le président Trump serre la main d’Ahmed al-Sharaa, leader syrien, djihadiste, et encore sous sanctions américaines. À écouter les commentateurs politiques, cette rencontre n’aurait été possible que grâce à un « effort collectif » saoudien, qatari et turc. Pourtant, la trajectoire qui mène à ce tête-à-tête porte l’empreinte méthodique d’un acteur clé : Abou Dhabi.

Pour saisir comment la fédération émiratie a réussi à convaincre la première puissance mondiale sur un dossier aussi toxique, il importe de convoquer cinq cadres théoriques :

  • la niche diplomacy (Cooper 1997),
  • la stratégie de hedging (Kuik 2021),
  • les side payments (Schelling 1960),
  • le « late rentierism » (Gray 2011),
  • et en premier-plan, le réalisme néo-classique.

1. La niche diplomacy

Andrew Cooper définit la niche diplomacy comme l’art, pour une puissance moyenne, de concentrer ses ressources sur un segment précis de l’agenda international.

Depuis une décennie, Abou Dhabi a cultivé une diplomatie de niche mêlant à la fois :

  • contre-terrorisme,
  • aide humanitaire,
  • et médiations opportunistes.

Ainsi, on a vu Émirats arabes unis :

  • faciliter le rapprochement Éthiopie-Érythrée en 2018 ;
  • soutenir – en tant que belligérant – la mise en œuvre de l’accord de Stockholm au Yémen ;
  • investir stratégiquement dans les Balkans occidentaux (Serbie, Kosovo) ;
  • et influencer indirectement les pourparlers libyens tout en appuyant le camp Haftar.

Concernant la Syrie, le canal ouvert entre Damas et Tel-Aviv – bien qu’il ne soit pas le seul – illustre la même logique. Sur la forme, les Émirats orchestrent des rencontres discrètes ; sur le fond, ils vendent à Damas la promesse d’une levée de sanctions, et à Tel-Aviv la perspective d’une reconnaissance diplomatique syrienne. Le médiateur n’agit pas par philanthropie : il exige un retour sur investissement, qu’il soit symbolique (consolider les Accords d’Abraham) ou matériel (concessions portuaires, contrats de gestion des aéroports et gestion de la reconstruction).

2. La stratégie de hedging

Cheng-Chwee Kuik décrit le hedging comme une stratégie d’assurance permettant à un petit État de coopérer tout en dissuadant, et d’équilibrer sans s’aliéner ses partenaires.

Les Émirats sont moins dépendants que Riyad d’un parapluie sécuritaire américain exclusif.

  • Ils coopèrent avec Washington (base d’al-Dhafra, F-35, intelligence artificielle), investissent avec l’Inde.
  • Ils testent des convergences avec Moscou.
  • Et ils signent un accord de libre-échange avec Israël.

Convaincre Trump d’amnistier al-Sharaa relève de cette logique : Abou Dhabi prouve qu’il peut appuyer un « package deal » profitable à Israël tout en s’épargnant l’hostilité turque – puisque Ankara avait déjà béni l’idée d’un dégel syro-israélien – et en neutralisant les dirigeants de Téhéran. En plus, Abou Dhabi se porte garante également des ambitions du prince Mohammed Ben Salmane qui prend le crédit entier, pour le moment, de ce retour syrien sous le joug américain.

Tel une oeuvre cinématographique, le réalisateur est souvent plus influent que les acteurs principaux.

3. Les side payments

Thomas Schelling a montré qu’un acteur peut débloquer une négociation coûteuse par des side payments : compensations directes ou indirectes.

Ici, Abou Dhabi mettrait sur la table un plan de reconstruction sous forme de fonds souverain et de prêts concessionnels, à condition que Damas s’engage sur 3 points :

  • désarmement des milices djihadistes/combat des milices iraniennes,
  • proclamation publique d’un processus de normalisation avec Israël,
  • et protection des minorités.

Pour Washington, ces incitations réduisent le prix politique d’une rencontre avec un paria ; pour Tel-Aviv, elles promettent la neutralisation d’un avant-poste djihadiste manipulable.

4. Le « late rentierism » 

Matthew Gray parle de « late rentierism » pour qualifier les États du Golfe qui projettent, hors de leurs frontières, une partie de la rente pétro-financière afin d’acheter loyauté et influence.

Fortes d’un actif financier combiné d’environ 560 milliards USD, Mubadala et ADQ disposent d’un levier financier considérable susceptible, si elles le décidaient, de cibler les actifs stratégiques syriens. Abou Dhabi échangerait donc des pétrodollars contre un dividende géopolitique :

  • stabiliser le Levant,
  • contrer un expansionnisme turc,
  • rehausser la valeur qualitative des Accords d’Abraham,
  • et offrir aux investisseurs un marché de reconstruction évalué à des centaines milliards USD.

Mais Glenn Snyder avertit : un garant peut être piégé par l’allié qu’il a « sauvé ». Si al-Sharaa tarde à désarmer les milices ou si une nouvelle administration à Washington réimpose des sanctions, la crédibilité émiratie vacillera.

Plus encore, la Turquie pourrait redoubler de zèle et transformer la Syrie en terrain de sur-enchère, neutralisant l’avantage clé d’Abou Dhabi.

5. Le réalisme néo-classique

À la fin de ce périple, le président Trump ne cherche pas tant à réhabiliter al-Sharaa qu’à engranger un gain symbolique auprès de l’électorat évangélique : un leader arabe de plus reconnaissant Israël. Et de son côté, Abou Dhabi capitalise sur la « rupture de protocole » : elle lui confère l’image d’un pivot indispensable, au nord comme au sud du Golfe. Le réalisme néo-classique rappelle que la politique étrangère est médiatisée par la perception des élites domestiques.

En se mobilisant, les Émirs du golfe ont réussi à faire sauter un verrou symbolique majeur : la première poignée de main syro-américaine depuis 2011. L’opération démontre que la coercition n’est plus une question de divisions blindées mais d’architecture d’incitations croisées. Reste que ce funambulisme suppose un équilibre instable : si un seul pilier – Washington post-Trump, Ankara post-élections, ou la résilience iranienne – venait à s’effondrer, le success story pourrait se muer en piège. Et dans ce cas, Abu Dhabi laissera les Saoudiens assumer, seuls, la tempête médiatico-politique.

à propos de l'auteur
Blogueur, M.sc politique appliquée, propagande et communication politique, ÉPA PhDing, Diplomatie religieuse et culturelle
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