À quelle époque le monde est-il devenu chrétien ?

Au fil du temps, parallèlement à la littérature canonique chrétienne, une abondante littérature extra-canonique et gnostique s’est développée, s’infiltrant progressivement dans les communautés de croyants en Jésus à travers tout l’Empire. Le christianisme, en tant que religion, a privilégié l’enseignement de Paul plutôt que celui du Judéen Jésus, tout en préservant ses paroles, ses paraboles et ses discours évoqués dans les Évangiles.
Il ne faut pas non plus négliger les communautés messianiques restées attachées aux pratiques judéennes, telles que les Nazaréens, les Ébionites, les Elkasaïtes ou encore les Docètes, qui rejetaient l’enseignement de Paul et se rattachaient aux tendances exprimées dans l’Évangile attribué à Jacques, le frère de Jésus, ainsi que dans la deuxième épître de Pierre et divers autres écrits extra-canoniques.
La lecture du Nouveau Testament soulève une question fondamentale : à quelle époque le monde est-il devenu chrétien? Comme pour tout phénomène d’envergure historique, la réponse est complexe. Le christianisme ne s’est pas imposé d’un seul élan, mais s’est construit progressivement, jalonné d’étapes décisives :
- l’invention du concept de la résurrection de Jésus,
- la déification de Jésus sous l’influence de Paul,
- la rédaction des Évangiles,
- les débats théologiques entre Chrétiens et penseurs hellènes (à partir de 165),
- l’intégration du concept trinitaire et l’adoption de pratiques païennes par Tertullien (vers 213),
- la reconnaissance officielle du christianisme par Constantin en 313,
- la rupture définitive entre Juifs et Chrétiens après le concile de Nicée (325),
- l’interdiction des cultes polythéistes par l’empereur Justinien au début du VIe siècle, marquant le triomphe du christianisme dans le monde hellénistique.
Toutefois, ce triomphe fut progressif : le christianisme ne s’est réellement imposé dans les zones rurales de l’Empire byzantin que vers le Xe siècle. Une analyse de ce processus montre que si l’une de ces étapes avait fait défaut, il est fort probable que le christianisme n’aurait jamais acquis une telle ampleur.
À cette période, les pratiques judéennes, que nous appelons aujourd’hui « judaïsme », s’étaient déjà éloignées des prescriptions bibliques, notamment celles du Lévitique et du Deutéronome. L’influence des cultures perse et hellénistique transforma en profondeur les traditions judéennes, faisant émerger une religion distincte du culte sacrificiel pratiqué dans les temples.
Ainsi, le christianisme n’est pas une simple émanation du judaïsme, qui lui-même était encore en mutation, mais plutôt une tradition née en parallèle, évoluant progressivement à mesure que les deux se détachaient des lois bibliques
La première mention tangible de l’existence d’une communauté messianique après la disparition des figures fondatrices que furent Jacques, Pierre et Paul, apparaît chez le philosophe chrétien samaritain de Sichem, Justin (100-165), dans son ouvrage polémique Dialogue avec le Juif Tryphon, rédigé vers l’an 165.

Selon moi, ses contemporains jouèrent un rôle déterminant dans l’essor du christianisme. C’est à partir de ce moment qu’une nouvelle ère s’ouvrit, marquée par d’intenses controverses intellectuelles opposant les philosophes polythéistes aux penseurs monothéistes messianiques, qui débattaient de la pertinence et des contradictions de leurs croyances respectives.
Dès la seconde moitié du IIe siècle, une effervescence intellectuelle voit le jour : une floraison d’œuvres philosophiques exerçant une influence considérable sur l’essor du christianisme. Ces écrits séduisent des couches sociales instruites et structurées, poussant progressivement les autorités impériales à reconnaître la puissance de cette nouvelle religion. Parallèlement, une littérature gnostique anonyme émerge, que la tradition chrétienne qualifiera plus tard d’hérétique, car elle s’écartait de l’orthodoxie alors en construction.
Parmi les penseurs ayant contribué à cette intense effervescence doctrinale, figurent Ignace d’Antioche et Papias de Phrygie, qui précèdent Justin, ainsi que Marcion, fondateur du marcionisme, Tatien le syrien, Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie, Valentin l’égyptien, Tertullien de Carthage, Méliton de Sardes, Eusèbe de Césarée, Épiphane de Salamine et bien d’autres. Leurs débats philosophiques, radicalement différents des récits évangéliques relatant la vie de Jésus, ont profondément influencé les communautés chrétiennes naissantes. À mes yeux, ils constituent l’un des facteurs majeurs du triomphe du christianisme dans le monde gréco-romain. Ces polémiques, diffusées sous forme écrite, circulèrent au sein des élites intellectuelles de l’Empire.
Une telle polémique n’aurait pu émerger sans un événement culturel majeur survenu plus de quatre siècles auparavant et qui bouleversa durablement le paysage intellectuel méditerranéen. Il s’agit de la traduction progressive de la bibliothèque biblique en grec, entreprise dans la jeune ville d’Alexandrie, devenue le centre névralgique du monde hellénistique. Ce projet littéraire, mené par les Judéens d’Alexandrie vers le IIe siècle avant notre ère pour leurs descendants hellénophones, permit aux textes bibliques d’exercer une influence considérable sur la culture grecque.
La polémique polythéiste contre le christianisme primitif s’est ainsi nourrie de ces textes en grec et s’est déroulée essentiellement au sein des cercles intellectuels, loin du monde rural encore qualifié de « païen ». Après les révoltes judéennes contre les Romains, aucune littérature polémique d’origine juive critiquant les disciples de Jésus ne nous est parvenue. Toutefois, peu avant sa mort, Flavius Josèphe rédigea un ouvrage polémique, Contre Apion, où il répondait aux attaques d’un intellectuel grec polythéiste nommé Apion, qui critiquait les coutumes, le culte et les fêtes judéennes. Cependant, cet épisode demeura isolé.
Contrairement à une idée répandue, le christianisme ne découle pas directement de la religion juive. Cette affirmation peut sembler surprenante, mais il faut rappeler qu’à l’époque antique, le concept même de « religion juive » au sens moderne n’existait pas encore.
À l’ère hellénistique et romaine, après la destruction du Temple, disciples de Jésus et Judéens partageaient un corpus littéraire commun : les textes hébraïques anciens, qui donnèrent progressivement naissance à trois traditions religieuses distinctes. Au fil du temps, les Judéens s’éloignèrent des lois bibliques pour élaborer la littérature rabbinique, tandis que les Chrétiens s’écartèrent des Évangiles pour fonder une religion essentiellement structurée autour des écrits des Pères de l’Église. Ainsi, ces deux traditions mirent à distance, chacune à sa manière, les pratiques bibliques et adaptèrent leurs doctrines aux évolutions d’un monde en mutation.
Bien que le christianisme et le judaïsme tirent leur origine des textes bibliques, ces deux religions n’échappèrent pas aux influences des croyances populaires environnantes. Peu à peu, de nombreuses pratiques issues des traditions locales s’immiscèrent dans les rites chrétiens et juifs.
L’interdiction officielle du culte païen au début du VIᵉ siècle n’eut qu’un effet limité dans les campagnes, où seuls les milieux instruits adoptèrent véritablement la nouvelle religion. Les populations rurales, quant à elles, continuèrent à suivre leurs anciennes coutumes.
À l’origine, les Pères de l’Église, tout comme les sages de la tradition juive (hazal), tentèrent d’écarter ces influences païennes, mais en vain. Finalement, ces deux traditions religieuses durent se confronter à la réalité et, plutôt que de les éradiquer, absorbèrent progressivement ces croyances et pratiques, leur conférant ainsi une certaine légitimité.
Si l’on imagine un scénario hypothétique où les disciples de Paul avaient maintenu la circoncision comme condition d’entrée dans les communautés chrétiennes, il est probable que le christianisme serait demeuré une secte judéenne marginale, vouée à un lent déclin, sans jamais conquérir le monde. De même, que se serait-il passé si les Judéens d’Alexandrie n’avaient pas entrepris la traduction des Écritures en grec ?
Les penseurs du christianisme primitif auraient-ils pu diffuser leur message sans cet immense trésor littéraire ? Paul et ses disciples auraient-ils bénéficié de la même résonance sans l’accès à cette littérature largement diffusée ? Le christianisme aurait-il pu s’imposer comme religion universelle sans l’héritage biblique et ses racines judéennes ?

Il est fort probable que, dans ce cas, les Judéens et leurs nombreux adeptes et sympathisants auraient fini par dominer l’espace gréco-romain, portés par l’ancienneté et la richesse de leur bibliothèque.
Au fil de son développement, le christianisme dut composer avec l’omniprésence du judaïsme, oscillant sans cesse entre fidélité à ses racines et désir d’émancipation. Dès ses débuts, les communautés croyantes en Jésus se structurèrent en divers courants idéologiques, s’affrontant par le biais d’écrits, tout en tenant compte des positions adverses. Cette effervescence intellectuelle attira de nombreux penseurs hellénistes, qui adhérèrent progressivement à leur cause.
Tandis que les nouveaux Chrétiens rédigeaient des textes polémiques contre les penseurs polythéistes grecs, les sages juifs, pour leur part, débattaient entre eux, souvent détachés des controverses extérieures et ignorant même les critiques de leurs détracteurs. Les premiers Chrétiens d’origine judéenne, puis les Judéens eux-mêmes, attendaient passivement l’adhésion des intellectuels romains, sans chercher à engager de véritables débats théologiques, que ce soit avec les Chrétiens ou avec les polythéistes. Cette dynamique polémique devint l’un des principaux moteurs du succès et de la diffusion du christianisme à travers le monde.
Aujourd’hui, on considère que le judaïsme post-biblique s’est développé parallèlement au christianisme, souvent en interaction avec lui. Ce processus s’enclencha avec la révolte de la diaspora contre les Romains (115-117) et s’acheva seulement au début du VIᵉ siècle, lorsque le culte polythéiste fut interdit dans l’Empire. Le christianisme entraîne alors une transformation profonde des croyances et pratiques religieuses du monde hellénistique, imposant sa culture bien au-delà des frontières de l’Empire byzantin. Pourtant, la pensée grecque-hellénistique, sa philosophie et ses avancées scientifiques ne disparurent pas avec l’essor de l’islam, mais continuèrent à façonner durablement la culture mondiale.
On qualifie aujourd’hui notre civilisation de « culture judéo-chrétienne ». À mon sens, cette expression est réductrice. En réalité, la véritable révolution ne fut pas tant l’œuvre du christianisme que celle de la bibliothèque biblique, fruit du génie des Israélites et des Judéens. C’est elle qui constitue le socle fondamental du judaïsme, du christianisme et de l’islam. Il serait donc plus juste de parler d’une « culture biblique-hellénistique », résultant de la fusion entre l’héritage intellectuel grec et le patrimoine spirituel biblique.
Si l’on considère l’afflux de convertis et de sympathisants vers le judaïsme à l’époque gréco-romaine, ainsi que l’ancienneté et la richesse de la bibliothèque biblique, les Judéens semblaient disposer de tous les atouts pour s’imposer comme culture dominante.
La philosophie grecque et l’hellénisme auraient également pu supplanter un christianisme perçu comme irrationnel. Il est même surprenant de constater comment le récit de la résurrection d’un prédicateur galiléen a fini par l’emporter sur les enseignements de Platon et Aristote.
L’indifférence des Judéens face à l’essor du christianisme joua en faveur de ce dernier. Malgré leur avantage culturel et intellectuel, les Judéens restèrent en retrait, ne menant aucune véritable lutte idéologique. Ironiquement, ce sont les Chrétiens qui, en diffusant la bibliothèque biblique, transmirent cet héritage au monde entier, jusqu’à aujourd’hui.