A pied vers Jérusalem
Jérusalem centre spirituel de l’humanité ?
Parce que Salomon y avait construit le Temple ?
Peut-être.
Où est la source, le fondement, l’origine de ce temple ?
Dans un livre, la Torah.
Et où est la source de ce livre ?
Au Sinaï, dans le désert, sur un chemin.
La Torah a été donnée en chemin, en cours de route, dans un lieu-étape.
Jérusalem est née en cheminant dans le sable du désert.
Quelque part, nulle part, partout.
La source de Jérusalem est partout.
Surtout en marchant dans le désert.
La source serait-elle dans la soif ?
Dans le vide.
Accessible à tous ?
Pour tous.
Jean-Christophe Rufin, dans son livre « Immortelle randonnée Compostelle malgré moi » (Gallimard, 2013) aborde cette spiritualité « nue », dans le désert.
« Mais les transformations physiques du pèlerin ne sont rien à côté de sa métamorphose spirituelle. Lorsqu’il arrive au seuil des Asturies, elle est déjà très avancée mais encore loin d’être complète. Le marcheur a déjà connu des centaines d’heures de solitude. Il avance vers le Grand Secret, même s’il ne fait encore que le pressentir. Comment résumer ce lent processus ? Il est en partie indicible comme toutes les transformations mentales qui procèdent d’épreuves physiques. » (page 145)
« Une étrange douceur s’était emparée de moi. Je n’avais plus mal nulle part, entraîné que j’étais par les centaines de kilomètres parcourus. Mes désirs avaient maigri plus vite que moi : ils se réduisaient à quelques ambitions, certaines faciles à satisfaire, manger, boire, une autre assez inaccessible mais j’en avais pris mon parti : dormir. Je commençai à percevoir en moi la présence d’un délicieux compagnon : le vide. Mon esprit ne formait plus d’image, aucune pensée, encore moins de projet.
Mes connaissances, si j’en avais eu, avaient disparu dans les profondeurs et je n’éprouvai aucun besoin d’y faire appel. En découvrant un paysage, il ne me venait pas à l’esprit qu’il pût ressembler à la Corse ni à nul autre lieu que j’aurais connu. Je voyais tout avec une fraîcheur éblouissante et j’accueillais la complexité du monde dans un cerveau redevenu aussi simple que celui d’un reptile ou d’un étourneau. J’étais un être nouveau, allégé de sa mémoire, de ses désirs et de ses ambitions. Un Homo erectus mais d’une variété particulière : celle qui marche.
Minuscule dans l’immensité du Chemin, je n’étais ni moi-même ni un autre, mais seulement une machine à avancer, la plus simple qui pût se concevoir et dont la fin ultime autant que l’existence éphémère consistaient à mettre un pied devant l’autre. » (page 179)
« Le marcheur est, selon la formule de Victor Hugo, un géant nain. Il se sent au comble de l’humilité et au faîte de sa puissance. Dans l’état d’aboulie où l’ont plongé ces semaines d’errance, dans cette âme délivrée du désir et de l’attente, dans ce corps qui a dompté ses souffrances et limé ses impatiences, dans cet espace ouvert, saturé de beautés, à la fois interminable et fini, le pèlerin est prêt à voir surgir quelque chose de plus grand que lui, de plus grand que tout, en vérité. Cette longue étape d’altitude fut, en tout cas pour moi, le moment sinon d’apercevoir Dieu, du moins de sentir son souffle.
Les églises ou les monastères n’avaient été que les antichambres dans lesquelles j’avais été préparé à l’arrivée de quelque chose qui restait encore invisible. Voilà que, disposé par ces retraites à accueillir enfin le grand mystère, j’étais enfin admis à me tenir en sa présence. Il faut que le pèlerin soit enfin seul et presque nu, qu’il abandonne les oripeaux de la liturgie, pour qu’il puisse alors monter vers le ciel. Toutes les religions sont confondues dans ce face-à-face avec le Principe essentiel.
Comme le prêtre aztèque sur sa pyramide, le Sumérien sur sa ziggourat, Moïse au Sinaï, le Christ au Golgotha, le pèlerin dans ces hautes solitudes, livré aux vents et aux nuées, abstrait d’un monde qu’il voit de haut et de loin, délivré de lui-même en ses souffrances et vains désirs, atteint enfin l’Unité, l’Essence, le Principe, l’Origine. Peu importe le nom qu’il lui donne. Peu importe en quoi ce nom s’incarne. » (page 207)
« Et là, dans ces splendeurs, le Chemin m’a confié son secret. Il m’a glissé sa vérité qui est tout aussitôt devenue la mienne. Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n’appartient en propre à aucun culte et, à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. S’il devait être proche d’une religion, ce serait la moins religieuse d’entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l’être humain d’en approcher l’existence : Compostelle est un pèlerinage bouddhiste.
Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il ôte toute vanité de l’esprit et toute souffrance du corps, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience ; il met le moi en résonance avec la nature. Comme toute initiation, elle pénètre dans l’esprit et le corps, et il est difficile de la faire partager à ceux qui n’ont pas fait cette expérience. Certains, revenant du même voyage, n’en auront pas rapporté la même conclusion. Mon propos n’a pas pour but de convaincre mais seulement de décrire ce que fut pour moi ce voyage. Pour dire les choses d’une formule qui n’est plaisante qu’en apparence : en partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l’ai trouvé. (page 181)
Dans un langage universel le pèlerin malgré lui, Jean-Christophe Rufin nous offre une belle description de l’Indicible. Il me semble que cet indicible universel est à la source de Jérusalem. La finalité de Jérusalem n’est-elle pas de rassembler en elles toutes les spiritualités ? Unir les spiritualités sans unir les religions. Rassembler sans uniformiser. Maintenir une étanchéité entre Juifs et non Juifs, mais sans hostilité : une complémentarité féconde. Un particularisme universel. Un paradoxe.
Jérusalem est sédentaire mais son origine est nomade, mobile, insaisissable. Dans la lenteur de chaque pas Jérusalem est partout et d’abord ici : en soi, dans le temple intérieur de chacun, dans la vacuité de chacun. Chacun peut à sa manière marcher vers Jérusalem. C’est une démarche intérieure. Cette marche vers soi-même mène à l’absence, au désir de l’Être, de Celui qu’on ne nomme pas : Celui qui habite Jérusalem.
Zacharie 14,16 : « Et tout ce qui restera de toutes ces nations venues contre Jérusalem montera chaque année pour se prosterner devant le roi יְהוָה HaChem Tsebaoth et pour célébrer la fête de Souccoth. ».
Jérusalem centre spirituel de l’humanité ? Allez-y pour le vérifier. A pied, évidemment. Ne regardez pas l’apparence, soyez présents à l’Invisible. Vous y ressentirez, si vous êtes attentifs, l’Universel. Ce n’est pas intellectuel, c’est « physique » : on dit que Jérusalem est חושנית