À Nicosie comme à Rotterdam, Erdogan doit respecter la souveraineté des États européens
Il ne passe pas de journée sans que nos grands médias nous relatent les méfaits des « colons » juifs dans les territoires disputés de Judée et Samarie ainsi que dans la partie orientale de Jérusalem.
Il y a quelques semaines, le président de l’Autorité palestinienne a effectué une visite officielle en France durant laquelle il a pu exprimer toute son indignation face à cette « colonisation ».
Ses interlocuteurs français, dont le Président de la République, lui ont bien sûr prêté une oreille fort complaisante et se sont fait l’écho de son indignation en exprimant une condamnation sans équivoque de la loi de « régulation » récemment votée à la Knesset (laquelle loi devrait d’ailleurs être invalidée par la Cour Suprême israélienne !).
Je peux comprendre que l’on n’approuve pas entièrement la politique israélienne dans ces territoires contestés. Je comprends moins que l’on adopte systématiquement le point de vue de l’Autorité palestinienne et que l’on considère toute présence juive en Judée et en Samarie comme illégitime.
Oublie-t-on que le mot « juif » vient de Judea, Judée en latin ? Oublie-t-on qu’il existe une forte présence « arabe » dans les territoires constituant l’Israël d’avant 1967 ? Enfin, pourquoi toujours se référer aux « frontières » de 1967 qui n’ont jamais été des frontières ? Il s’agissait, depuis 1948, de simples lignes de cessez-le-feu.
Si cette année-là un traité de paix en bonne et due forme avait été signé entre Israël et ses voisins, de véritables frontières en seraient sorties et on pourrait alors s’indigner s’il arrivait qu’elles soient violées par les uns ou par les autres.
Or, en 1948, les États arabes se sont refusés à envisager la moindre négociation de paix avec Israël, un pays qu’ils ne reconnaissaient pas.
Il a fallu attendre 1979 pour qu’un premier traité de paix soit signé avec l’un des anciens belligérants (l’Égypte) et quelques années plus tard, avec un autre de ces anciens belligérants (la Jordanie).
Depuis 1979, la frontière entre Israël et l’Égypte est une réalité incontestable et incontestée, reconnue internationalement, contrairement aux lignes de cessez-le-feu entre Israël et Gaza d’une part et entre Israël et la » Cisjordanie » d’autre part.
Il est d’autant plus surprenant que cette question israélo-palestinienne génère autant de condamnations d’Israël de la part de la France et des autres pays européens et qu’il existe, à l’intérieur même de l’Union Européenne, un État dont les frontières internationalement reconnues ont été violées en 1974 et dont le tiers du territoire subit, depuis lors, une occupation militaire étrangère et une politique de colonisation de peuplement.
L’envahisseur a expulsé deux cent mille citoyens de la zone conquise, tandis qu’il y amenait 93 000 colons qui ont été installés sur les terres et dans les maisons des personnes expulsées.
Ce pays, c’est la République de Chypre. Plus du tiers (38%) de cette île méditerranéenne de 9251 km₂ est occupé par l’armée turque depuis 43 années et sa capitale, Nicosie, est divisée par une ligne de démarcation hérissée de miradors et par un sinistre no man’s land.
Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 Nicosie est la dernière capitale à être ainsi coupée en deux. Longue de 180 kilomètres, la ligne de démarcation, pompeusement surnommée « ligne verte » (et « ligne Attila » du côté turc) traverse Chypre de part en part, depuis la baie de Morphou, au nord-ouest, jusqu’à celle de Famagouste, à l’est. C’est dans la zone tampon de cette ligne qu’est stationnée, depuis 43 ans, une force de maintien de la paix des Nations Unies.
Non contente d’occuper militairement le nord de Chypre, la Turquie y a établi, en 1983, une fiction d’État nommée « République Turque de Chypre du Nord », reconnue par Ankara seulement.
L’immigration turque s’y est poursuivie sans discontinuer, des accords ayant été conclus entre la Turquie et ce pseudo État. Cela a permis l’arrivée de dizaine de milliers de citoyens turcs dans le nord de l’île.
Aujourd’hui, la zone occupée compte 117 000 Chypriotes turcs et 93 000 Turcs venus d’Anatolie, et des dizaines de milliers de soldats turcs.
D’interminables sessions de négociations ont régulièrement lieu entre les dirigeants chypriotes et ceux de l’État du Nord (j’ai failli écrire « de l’État auto-proclamé du Nord ; mais peut-on seulement le qualifier d’ « auto-proclamé » alors qu’il a en fait été proclamé par le voisin turc par le truchement de politiciens chypriotes turcs locaux ?)
À plusieurs reprises, un accord était à portée de main. En 2003, une proposition d’accord a même été rejetée par référendum au sud, alors qu’il avait été approuvé dans la zone nord. Il s’agissait du « plan Anan », du nom de l’ancien secrétaire-général des Nations Unies qui avait mené les négociations.
La population chypriote dite « grecque » avait alors été pointée du doigt par la communauté internationale. On lui reprochait son intransigeance. Reproche facile, en vérité. L’accord prévoyait une réunification de l’île dans un système confédéral qui serait revenu à pérenniser la mainmise par le pouvoir turc sur le tiers nord du territoire chypriote.
Il octroyait aussi une surreprésentation de la minorité turque au sein des instances de l’État fédéral à venir. Le pire est surtout que cet accord figeait la division de l’île, puisqu’il maintenait deux entités, l’une « grecque », l’autre « turque » dans les limites héritées de l’invasion de 1974. De plus, il limitait le nombre de retours possibles vers l’une ou l’autre zone pour les déplacés des années 74-75.
Peut-on vraiment blâmer les Chypriotes Grecs d’avoir rejeté le plan Anan ? N’oublions pas que leurs aïeux eurent à subir la domination turque trois siècles durant et que le souvenir des exactions commises contre la population orthodoxe et le clergé est toujours bien présent dans toutes les mémoires.
La brutalité de l’invasion turque de l’été 1974 ne peut non plus être oubliée, ainsi que les expulsions massives qui l’ont suivie.
La partie septentrionale de l’île, avec ses belles plages et son superbe littoral, en particulier du côté du cap Andreas, était la plus touristique de l’île. Les meilleures terres agricoles y sont situées. En perdant le Nord, la République de Chypre a aussi perdu une part non négligeable de ses atouts économiques.
L’État fantoche établi par le pouvoir turc sur le tiers nord du territoire chypriote ne jouit d’aucune reconnaissance internationale, mise à part celle d’Ankara.
Il s’agit donc d’une fiction de pays qui, ne pouvant attirer les investisseurs non turcs et ne pouvant avoir accès au soutien des bailleurs de fonds internationaux est condamnée à la stagnation et même au déclin économique.
La « République Turque de Chypre du Nord » est même soumise à des sanctions, en particulier l’interdiction de desserte par les compagnies aériennes internationales. La RTCN ne survit que grâce au soutien de la Turquie qui lui fournit 30% de son budget annuel et qui finance l’entretien des hôpitaux et la construction de routes.
Les deux tiers méridionaux de l’île, pourtant plus déshérités, ont connu un développement remarquable durant les quarante dernières années, et le niveau de vie des habitants y est bien supérieur à celui de leurs voisins du Nord.
L’adhésion de la République de Chypre à l’Union Européenne a encore accru les différences de développement entre le Sud et le Nord. De nombreux expatriés européens ont choisi la partie de l’île sous souveraineté chypriote pour y passer une paisible retraite.
Limassol est devenu une escale incontournable pour la plupart des croisiéristes, qui n’ont jamais envisagé d’inclure un port du Nord dans leurs programmes. Les nombreux sites antiques ou médiévaux de la partie sud attirent de plus en plus de touristes.
Ceux en provenance d’Israël sont très nombreux, du fait de la proximité géographique des deux pays et de l’excellence des relations qui les lient.
En 2010, Nicosie et Jérusalem ont convenu de la limite de leurs Zones Économiques Exclusives (ZEE) qui a été fixée à équidistance entre les deux pays.
La coopération israélo-chypriote inclut désormais le domaine gazier et pétrolier. Les fonds marins recèlent d’importantes réserves de gaz et de pétrole que les deux États exploitent et surveillent ensemble, au grand dam d’Ankara qui, ne reconnaissant pas la République de Chypre, tente de lui interdire d’effectuer des forages dans cette zone, prétendant qu’ils sont faits au détriment de la RTCN.
L’immersion d’un câble électrique sous-marin entre Hadera, en Israël, et Vasilikos, à Chypre, d’une longueur de 329 kilomètres, doit permettre de relier les réseaux électriques israélien et chypriote.
La seconde phase de ce projet devrait connecter Chypre à Crète, grâce à un second câble sous-marin. Cette île grecque étant déjà reliée à la Grèce continentale, cela permettra à Israël d’intégrer le réseau électrique européen.
Ces dernières années, la collaboration entre Chypre et Israël s’est aussi étendue aux domaines militaire et sécuritaire. Des avions de chasse et des hélicoptères israéliens sont stationnés en permanence à l’aéroport de Paphos. Des manœuvres aériennes et navales conjointes ont eu lieu, en particulier dans la zone où se trouvent les forages.
Depuis 1974, Chypre a fait l’objet de 65 résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Alors qu’il y en a eu 152 au sujet d’Israël durant la même période.
De son côté, l’Union Européenne continue à négocier avec le gouvernement d’Ankara au sujet de l’hypothétique adhésion de la Turquie.
Comment peut-on envisager une telle adhésion alors que ce pays persiste à refuser de reconnaître l’un des États membres de l’UE ?
Alors qu’il interdit l’accès de ses ports aux navires battant pavillon chypriote ou celui de ses aéroports aux avions en provenance ou à destination de la République de Chypre ? Alors que l’armée turque occupe le territoire d’un État souverain membre de l’UE ? Alors qu’il colonise illégalement le territoire occupé ?
Dans sa dérive de plus en plus dictatoriale, non content de bafouer les droits de l’Homme et les principes démocratiques les plus élémentaires, le président Erdogan s’en prend désormais à l’Allemagne et aux Pays-Bas, osant accuser les autorités de ces deux pays de pratiques « nazies » parce qu’elles n’ont pas autorisé des ministres turcs à faire campagne sur leurs territoires !
Ankara souhaitait en effet faire pression sur les communautés turques afin qu’elles votent massivement en faveur du renforcement des pouvoirs de l’homme fort d’Ankara lors du prochain référendum.
Dans de telles circonstances, il est regrettable que le gouvernement français ait jugé bon de laisser un ministre d’Erdogan venir faire campagne à Metz.
Il faut cependant être reconnaissant au nouveau sultan ottoman : par sa politique intransigeante à l’égard de Chypre, par son mépris de la démocratie et par son arrogance à l’égard de l’Allemagne et des Pays-Bas, il a clarifié la situation : il est à présent évident que la Turquie n’a absolument pas sa place dans l’Union Européenne !