86,5 km de rails qui ont tout changé. De Jaffa-Tel Aviv à Jérusalem
Avant le train
En 1870, selon les sources et les historiens, on a une version de Jérusalem complètement différente. Les historiens pro-palestiniens décrivent une ville florissante, très animée, capitale administrative et militaire du Sandjak de Jérusalem pour les Ottomans (1). Perchée à 750 mètres d’altitude, cette ville d’à peine un kilomètre carré abrite à l’intérieur de ses murailles 22 000 habitants : 11 000 juifs, 6 500 musulmans et 4 500 chrétiens qui vivaient, selon eux, en bonne intelligence.
L’image qu’en donnent les voyageurs et les Israéliens est moins idyllique. Jérusalem ville de pèlerinage des chrétiens et juifs avait été complètement négligée par les Turcs jusqu’en 1860. Les juifs étaient rejetés par les communautés chrétiennes et subissaient la dhimmitude des musulmans. C’était une ville de pénurie et de misère, isolée, il n’y avait pas de route sauf la voie des ânes. Il fallait plusieurs jours en caravane pour aller de Jaffa ville commerçante à Jérusalem.
Moses Montefiore, riche industriel juif, franc-maçon et philanthrope a commencé à construire en 1865, pour les Juifs pauvres de Jérusalem, en dehors des murailles. Mishkenot Shaananim, Yemin Moshe et Motsa ont été des exemples du développement de la ville grâce à Montefiore.
A cette époque, le député-maire de Jérusalem était Yussuf al-Khalidi, surnommé alors le Bismarck de Jérusalem. Il a écrit une lettre à Zadok Kahn, grand rabbin de France : « Qui peut contester les droits des Juifs en Palestine(2) ? » (systématiquement tronquée et résumée en « laissez la Palestine tranquille(3). Son neveu Rouhi lui a succédé(4). Il avait fait ses études à l’Alliance Israélite Universelle et été initié franc-maçon à Bordeaux ou il avait été nommé consul. Pour désenclaver la ville, Youssuf et Rouhi al-Khalidi ont fait construire la première route carrossable de Jaffa à Jérusalem. Les premiers véhicules attelés furent alors importés.
Sous l’impulsion d’Alexandre Howard, franc-maçon, représentant de Thomas Cook en Palestine ottomane, grand investisseur, des hôtels ont été construits le long de la route, et son adjoint Rolla Floyd(5), célèbre guide touristique qui deviendra vénérable de Barkaï, a fondé la Première ligne de voiture hippomobiles entre Jaffa et Jérusalem. Le trajet durait désormais 7 à 8 heures à cheval, et 11 à 12 heures en fiacre(6).
Le train de Jaffa et Tel Aviv à Jérusalem
Déjà, dès 1838, l’idée avait germé d’une ligne de chemin de fer. Lancé par Moses Montefiore et l’architecte suisse Conrad Schick, auteur d’une célèbre réplique du Temple de Salomon, le projet a été abandonné et repris plusieurs fois. Il y avait d’une part les difficultés techniques dues au terrain qui rendaient cette construction très onéreuse, et d’autre part les oppositions politiques turques qui considéraient que cette ligne allait favoriser les Britanniques et l’entrée de missionnaires chrétiens. Les négociations furent très sensibles, le projet n’a pas abouti.
L’idée restait dans l’air. L’opposition des Turcs était toujours vivace mais les Juifs, les Britanniques et les francs-maçons y restaient accrochés.
La réalisation du projet
Finalement, ce fut le banquier juif Joseph Navon(7) de Jérusalem qui réussit à décrocher en 1888, une licence, un firman, l’autorisant à poser des rails. Il avait pour associés son cousin Joseph Amzallak, franc-maçon de Barkaï(8), Johannes Frutiger, banquier d’origine suisse venu en Palestine et l’ingénieur libanais, arabe chrétien Georges Franjieh. Joseph Navon avait l’avantage d’être sujet ottoman. Le projet était considérable pour l’époque.
Navon fit appel à un financement. Il contacta Theodor Herzl, qui lui a répondu que « ce n’est qu’une petite ligne misérable de Jaffa à Jérusalem tout à fait insuffisante pour nos besoins » et qu’il n’était pas intéressé. Il échoua en Angleterre et en Allemagne, mais en France, un inspecteur des phares, Bernard Camille Collas, a acheté le projet pour un million de francs. La Société du chemin de fer ottoman de Jaffa à Jérusalem et Prolongements est née le 29 décembre 1889, fondée à Paris sous la direction de Collas. Le capital social total était de quatorze millions de francs, plus de la moitié des actions ont été souscrites par des religieux chrétiens. Les travaux ont été réalisés par la Société parisienne des travaux publics et de la construction qui venait de terminer le Canal de Suez. L’achèvement était prévu le 1er avril 1893.
Les francs-maçons français étaient nombreux parmi les ingénieurs, ils sont à l’origine de la première loge francophone en Palestine, notamment Gustave Milo (le premier Vénérable) et Roger Portalis. Les superstructures, voies et bâtiments étaient très similaires à ce qu’ont réalisé les compagnies locales du Sud-Est de la France(9), les ponts métalliques étaient réalisés par la société de Gustave Eiffel.
Cette ligne de chemin de fer a été critiquée par les Juifs qui n’appréciaient pas l’immixtion des chrétiens, et par les Turcs qui y voyaient une ingérence des occidentaux, par les Anglais et les Français. Ces derniers se contestaient la propriété de la ligne. Elle fut tout de même vue comme une coopération rare entre Juifs, catholiques et protestants. On ajoute généralement les musulmans quoique leur présence se soit limitée aux ouvriers qui venaient principalement d’Égypte, du Soudan, d’Algérie. Ils ont été décimés par la dysenterie, le paludisme, le scorbut et les accidents du travail, nombreux, surtout lors de la découpe des rochers près de Jérusalem.
La compagnie de chemin de fer voulait construire les gares le plus près possible des centres villes, mais les autorités ottomanes, très réticentes l’en ont empêchée, rendant difficile l’accès des passagers. La première voie ferrée du Proche-Orient fut terminée en 1892. Notez qu’à l’époque, quatre ans ont suffi à sa réalisation.
L’inauguration de la gare fut spectaculaire devant tous les officiels représentant le Sultan, les municipalités de Jérusalem et Jaffa et les diplomates français.
Dès lors, Jérusalem a pu se développer et l’amélioration de la sécurité des habitants a favorisé la construction de nouveaux quartiers au-delà des remparts. Le commerce et l’industrie ont connu une période d’essor : des ateliers et des fabriques se sont multipliés, comme celles de cigarettes, de ciment, de cuir, les filatures de coton, les fonderies etc. Le transport des marchandises était devenu possible, le trafic de fret a augmenté d’environ 50 % entre 1893 et 1894. Des villages ont été implantés sur le trajet, avec l’aide du baron de Rothschild. La ville de Jérusalem avait pris sa place dans l’économie du pays. Les francs-maçons ont poursuivi leur participation à la ligne de chemin de fer, tels Touffic Safie qui en était directeur dans les années 1910, Antoine Torcha son collaborateur et Michel Khoury Choukry, chef de gare à Jérusalem 10.
Le tracé du chemin de fer, d’une longueur de 86,5 km et d’une largeur d’un mètre, débutait à la gare de Jaffa vers le sud-est, passait par les gares de Lod et de Ramle, puis se dirigeait en louvoyant le long du Wadi a-Srar, en côtoyant des villages arabes. Il montait ensuite dans les montagnes de Jérusalem, sur l’ancienne « voie des ânes », le long du ruisseau Nahal Rephaïm et se terminait dans la Vallée des Géants, à la gare de Jérusalem. Le voyage en train était plus commode et confortable que les autres moyens de transport bien qu’il prît non pas deux heures comme il était prévu à l’origine mais huit heures entières. Autant que le voyage en diligence(11). De plus, comme la ligne ne comportait qu’une voie, il n’y avait la plupart du temps qu’un train par sens chaque jour(12). Dans les années 1920, la concurrence de la voiture ou de l’autobus par la route a réduit considérablement le trafic ferroviaire.
Au vingtième siècle… et après
Pendant la Première Guerre mondiale, les armées turque et allemande prirent le contrôle de la voie ferrée. Les Autrichiens la sabotèrent et détruisirent les ponts devant l’avancée des Anglais en 1917.
La voie fut restaurée et reprit son activité après la guerre, mais elle fut prise pour cible pendant toute la période du mandat britannique lors des combats entre Juifs, Arabes et Anglais, elle subit les raids des gangs bédouins et le terrorisme. Une unité de la Haganah, Mishmar HaRakevet a été chargée de protéger le train. Finalement c’est la Haganah elle même qui a détruit 153 sites pour rendre toute la ligne impraticable, la veille de la déclaration d’Indépendance, afin d’éviter qu’elle ne favorise les invasions des armées arabes.
A la fin de la guerre, de nombreuses sections de la ligne se trouvaient sous le contrôle de la Légion Arabe Jordanienne. Celle-ci a été rendue à Israël par les accords d’armistice de 1949. Des réparations furent entreprises et la société Israël Railways fut créée. Le premier train, chargé symboliquement de farine, de ciment et de rouleaux de torah a joint Jaffa à Jérusalem, le 7 août 1949, et le service a été rétabli. Cependant la ligne était toujours à simple voie, et le trajet très long. En 1950, la gare de Jaffa a été abandonnée et remplacée par celle de Beit Hadar dans le sud de Tel Aviv. Cette station n’a eu qu’une brève existence, Shimon Peres, ministre des transports a fait construire la gare de Tel-Aviv Sud, en dehors des terrains de la ville.
Dans les années 60, avant la guerre des Six jours, de nombreuses attaques terroristes ont été perpétrées contre le chemin de fer qui longeait la ligne verte, démarcation entre Israël et les pays arabes. La fréquentation de la ligne a une nouvelle fois diminué, d’autant que la construction de la route n°1, autoroute moderne, rendait le train obsolète. En 1995, il n’y avait toujours qu’un train par jour dans chaque direction. En 1998, Amos Uzani, PDG d’Israël Railways, a fermé complètement la ligne.
Dans le même temps, le ministre des infrastructures, Ariel Sharon a alloué des fonds pour la réparation et la modernisation, le trafic a repris en 2001 avec une voie supplémentaire.
Les gares d’origine à Jaffa et Jérusalem, déconnectées du réseau ferroviaire ont été rénovées, converties en centre d’attraction et de commerce, elles maintiennent le souvenir de cette grande épopée.
Un nouveau train rapide, déjà en partie opérationnel, doit relier Tel Aviv et Jérusalem en une demi heure.
Le chemin de fer a participé à l’ouverture de Jérusalem au tourisme et a contribué à la croissance de la ville au-delà des remparts de la vieille ville. La valeur des terrains a considérablement augmenté à proximité du tracé de la voie ferrée. En bénéficiant du transport plus aisé et plus économique des matériaux de construction, la colonie allemande s’est développée et est devenue endroit attrayant. En outre, le train a amélioré la santé publique à Jérusalem et a permis une expansion supplémentaire en important de l’eau douce à partir d’autres nappes aquifères. Paul Cotterell a écrit que « l’arrivée de la voie ferrée a eu un effet profond sur Jérusalem. Au cours de la première décennie d’existence de cette ligne, la population de la ville a presque doublé ».
À Jaffa, le train a contribué à la croissance de la population, qui de cinq mille habitants au milieu du 19ème siècle a atteint quarante mille personnes au début du vingtième, dont quinze mille Juifs. La ville a prospéré sur les plans économique et culturel.
Le franc-maçon David Yellin, collaborateur de Ben Yehuda et fondateur du Comité de la langue hébraïque et de l’Union des enseignants d’Israël a proposé les mots hébreux Rakevet (רכבת « train ») et Katar (קָּטר « locomotive »).
Si cette histoire vous intéresse, vous pouvez poursuivre en visitant le musée du chemin de fer en Israël « Israel Railway Museum » situé à Haïfa dans l’ancienne gare est.
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1 – Ce n’est qu’en 1874, avec le Tanzimat que Jérusalem est devenue pour les Turcs capitale administrative et militaire du mutasarrifliq, division administrative de Jérusalem.
2 – L’église escomptait assurer la domination sur les lieux saints. A ce sujet l’échange épistolaire entre Youssouf Ziya al-Khalidi, ancien maire de Jérusalem, et Théodore Herzl, par l’intermédiaire du grand rabbin de France, Zadok Kahn, est particulièrement intéressant : « Qui peut contester les droits des Juifs en Palestine ? Mon Dieu, historiquement, c’est vraiment votre terre », écrit al-Khalidi. Selon lui, en théorie, l’idée sioniste est « tout à fait naturelle, juste et bonne ». Mais, il fait part de son inquiétude : « Certes, les Turcs et les Arabes sont généralement bien disposés envers vos coreligionnaires. Cependant, il y a parmi eux aussi des fanatiques… En outre, il y a en Palestine des chrétiens fanatiques, qui, considérant la Palestine comme devant appartenir à eux seuls, sont très jaloux des progrès des Juifs dans le pays de leurs ancêtres et ne laissent passer aucune occasion pour exciter la haine des musulmans contre les Juifs ». Herzl répond directement à l’ancien maire de Jérusalem, en évoquant l’amitié traditionnelle des Juifs pour les musulmans et en affirmant que la colonisation juive ne pourra que bénéficier économiquement à l’ensemble du pays. (Benny Morris, Victimes, histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Paris, Complexe- CNRS, 2003, p. 51 et Henri Laurens, La Question de la Palestine, Paris, Fayard, 2002, tome I, p. 204).
3 – ISM-Palestine – 18 novembre 2005, par exemple.
4 – Vincent Lemire, Jérusalem 1900. Le cercle Points éditeur, 2016.
5 – Alexandre Howard était chrétien d’origine libanaise, et Rolla Floyd était américain, templier évangéliste. Tous deux étaient membres de la loge Barkaï du Grand Orient de France.
6 – Johan Bussow : Hamidian Palestine: Politics and Society in the District of Jerusalem 1872-1908. Brill editeur. L’empire ottoman et son héritage.
7 – C’est lui aussi avec son oncle, Haïm Amzallag qui a acheté en 1878 le terrain pour la construction de Petah Tikva, ainsi que Rishon LeZion quelques années plus tard.
8 – Loge principale de Jaffa.
9 – L’ingénieur français, Achilles Garrigues, responsable des ouvrages d’art a laissé quantité de documents.
10 – Lucien Sabah, « La Loge « Moriah » à l’Or. de Jérusalem (1913-1914) », Chroniques de l’IDERM n° 35, 1985
11 – D’après Fanny Houvenaeghel – Terrasanta, Mars-Avril 2012 et Wikipedia – Jaffa
12 – Cotterell, Paul, The Railways of Palestine and Israel. Tourret Editeur (1986). « Dans les côtes, le train était si lent qu’on pouvait sauter, cueillir des fleurs le long de la voie et remonter dans le train alors qu’il grimpait péniblement en pente raide ».