7/10, Gaza, Shoah, génocide
A la mémoire d’Amnon Rubinstein (1931-2024), plusieurs fois ministre, lauréat du Prix Israël en 2006, un des pères du droit constitutionnel israélien, patriote sioniste qui n’a jamais laissé son amour du pays déboucher sur la haine de l’autre et le fanatisme. Il incarnait le sionisme laïque et éclairé des origines, ainsi que l’Israël humaniste de la Déclaration d’Indépendance, celui qu’une sombre clique ultra-nationaliste et cléricale, celle qui a amené sur nous le désastre du 7 octobre, n’a semble-t-il pas renoncé à détruire (lisez cet article). J’ai eu le privilège de travailler avec lui pendant des années, il a été et restera pour moi un mentor exceptionnel, qui m’a aussi honoré de son amitié.
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On marquait le 27 janvier dernier la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah, officiellement proclamée en novembre 2005 par l’Assemblée générale des Nations unies.
Cette commémoration, éminemment souhaitable en soi, a été gravement entachée cette année par une féroce campagne menée par de nombreux groupes de néo-staliniens rouges ou verts, ainsi que de fascistes bruns et noirs, bouffés de haine – une haine qu’ils ne vouent pas seulement à Israël, soit dit au passage, mais aussi à tout l’Occident et souvent à leur propre pays, qui les font cependant vivre bien confortablement.
Ils sont objectivement soutenus par de nombreux collaborateurs et par beaucoup trop de « braves gens » qui regardent de l’autre côté pour ne pas avoir d’ennuis, et tous ensemble oeuvrent à présenter Israël comme perpétrant à Gaza un génocide semblable à celui qu’a subi le peuple juif il y a 80 ans. D’autre part, en Israël-même, on débat de la question de savoir si le 7 octobre a été un « jour de Shoa ». Que penser de ces deux perceptions?
A. Le 7 octobre
Le 7 octobre 2023 est-il un « jour de Shoah » ?
Bien des éléments poussent à considérer une réponse affirmative, et en premier lieu l’indiscutable volonté exterminatrice de la masse des tueurs du Hamas, accompagnés par des centaines, voire des milliers de Gazaouis alléchés par le sang et le butin, fondant sur une population civile pratiquement désarmée. Ensuite, les récits de parents empêchant leurs enfants de crier ou de pleurer de peur que cela ne révèle aux chasseurs la présence d’une famille terrorisée tentant d’échapper à leur furie criminelle, ou d’enfants qui ont survécu au massacre en se cachant des heures dans une armoire, qui évoquent immédiatement des souvenirs de témoignages de « là-bas ». Enfin aussi, ces récits d’otages libérés sur un grand frère enlevé avec son cadet, et qui attend pour manger que ce dernier ait pu être rassasié, au moins un peu, par la nourriture minimale donnée aux otages, quitte à rester lui-même le ventre à peu près vide.
D’une certaine manière, et ma main tremble un peu sur le clavier en écrivant cela, ce 7 octobre a même été pire que la Shoah. Quand les Einsatzgruppen, ces unités spéciales qui accompagnaient l’armée allemande en Europe de l’Est et massacraient systématiquement les juifs dans les zones que celle-ci occupait au fur et à mesure, ils accomplissaient leur mandat d’extermination froidement, presque comme un acte de fonctionnaires. L’immensité de leur crime est indicible et imprescriptible, inutile même de le dire, mais celui-ci présente trois grandes différences avec le 7 octobre.
Contrairement aux escadrons de la mort du Hamas, ils ne s’adonnèrent pas aux scènes infernales que nous avons vues dans les kibboutzim et les localités du pourtour de Gaza; certains des soldats, dans les premiers temps tout au moins, ne supportèrent pas leur « mission » infernale (Christopher Browning, « Des hommes ordinaires », Les Belles Lettres, 2002 – un livre indispensable) et demandèrent à être mutés; enfin, les nazis firent tout pour cacher leurs crimes. Pour ce qui est des fauves sataniques du Hamas, il est inutile, je crois, de revenir sur les atrocités du 7 octobre, que les Gutteres, MeToo, Mélenchon, Greta Thurnberg et tant d’autres ne veulent décidément pas voir dans toute leur abyssale signification; aucun cas de refus n’est connu.
Au contraire : les appels téléphoniques extatiques aux parents la joie et la fierté d’avoir tué, sont caractéristiques; enfin, l’invasion des kibboutzim et du champ de Reïm ou se tenait le festival « Nova », les scènes abominables des crimes, des atrocités et des enlèvements, tout a été filmé par les tueurs eux-mêmes, ou par des « journalistes » des médias du Hamas, eux-mêmes en proie à un enthousiasme révulsant.
Alors donc, ce 7 octobre, « jour de Shoah » ? Pendant une demi-journée, jusqu’à ce que l’armée se ressaisisse et arrive sur les lieux en fin d’après-midi, oui, les habitants du pourtour de Gaza et les jeunes du festival de musique de Reïm, seuls et pratiquement désarmés, trahis par près de 14 ans de gouvernements Netanyahou (avec une brève pause de quinze mois) qui a délibérément nourri et renforcé le Hamas pendant tout ce temps pour empêcher toute avancée sur la question palestinienne, ont à mes yeux en effet vécu douze heures de Shoah.
La comparaison s’arrête là, car les juifs de 1939-1945 ont vécu ces douze heures pendant près de quatre ans, entre le début de la « Shoah par balles » en 1941 (https://www.memorialdelashoah.org/upload/minisites/ukraine/exposition4-radicalisation.htm), et la fin de l’extermination de masse avec la défaite du nazisme (mai 1945), sans la moindre chance d’échapper aux bourreaux, sauf si la chance leur souriait ou si leur chemin croisait celui d’héroïques Justes.
Elle s’arrête là, mais ce 7 octobre n’en aura pas moins été un cataclysme dont nous ne mesurons pas encore, près de quatre mois après, toute l’ampleur et toutes les conséquences, sans parler des 136 otages encore aux mains du Hamas au moment où j’écris ces lignes (et dont 28 ne sont semble-t-il plus en vie). Il a replongé les juifs d’Israël et ceux de la Diaspora dans leurs peurs les plus enfouies et leurs traumatismes les plus profonds, avec toutes les conséquences que cela risque d’avoir sur la disponibilité de l’opinion publique en Israël de rechercher une voie d’issue acceptable au conflit avec les Palestiniens.
Quand un tel massacre est une question de « contexte » pour le secrétaire-général de l’ONU Guterres, et l’appel à l’extermination des juifs doit lui aussi être vu dans son « contexte » pour les présidentes de trois des plus prestigieuses universités américaines, notre sang bout à juste titre, et pourtant nous ne pouvons oublier que la stagnation du conflit est un péril mortel pour Israël, alors que l’adversaire a le temps et les nombres pour lui; or la logique et la Raison risquent d’être encore moins entendues ici qu’avant cette maudite journée.
B. Gaza
L’accusation de « génocide » portée contre Israël est évidemment révoltante, mais contrairement à ce que beaucoup pensent, elle n’est pas nouvelle. Elle apparaît de façon massive, pour la première fois, à la première guerre du Liban (1982), ce qui ne nous rajeunit pas. J’ai en mémoire un dessin du Plantu italien, Giorgio Forattini, où on voyait Hitler dans un chaudron en enfer, lisant le journal dont la « une » titrait sur le Liban, et disant : « Il faudra me payer des droits d’auteur ». François Mitterrand, alors Président de la République, déclarait à Budapest, le 9 juillet 1982 : « Le propre des interventions militaires, lorsqu’elles rencontrent une résistance, c’est de provoquer comme vous dites des « Oradour ». Pas plus que je n’aie accepté l’oradour provoqué par l’occupation allemande en France, pas plus je n’accepterai les « Oradour », y compris à Beyrouth ».
Vingt ans après, pendant la seconde intifada (2001-2003), le porte-parole de l’ambassade d’Israël à Bruxelles et futur ambassadeur d’Israël en France, Daniel Saada, s’est trouvé devoir proposer à Yad Vashem de réfléchir à la façon de conduire les cérémonies de remise de médaille de Justes, car trop souvent de discrets ou moins discrets parallèles étaient faits entre la Shoah et l’attitude d’Israël face aux Palestiniens dans les discours des récipiendaires, enfants ou petits-enfants de Justes pour la plupart, qui n’avaient plus le rapport immédiat et fusionnel qui existait entre sauvés et sauveteurs.
On a largement analysé ce phénomène, et démontré que beaucoup en Occident promeuvent cette accusation pour se laver enfin de la complicité, active ou passive, de leur pays pendant les années de la Shoah. Si les Israéliens (entendez « les juifs ») commettent eux aussi, en 1982 ou aujourd’hui, un génocide, alors « nous sommes quittes »: on n’a pas été très beaux à voir en 40-45, mais eux ils sont encore pire.
Qui d’entre nous n’a pas entendu à l’une ou l’autre occasion qu’Israël « fait aux Palestiniens ce que les Allemands ont fait hier aux juifs », ou lu un article qui allait dans ce sens ?
L’absurdité de cette accusation est évidente. Un peuple qui, comme les Palestiniens (Gaza et Cisjordanie), passe de moins d’un million de membres encore en 1955 (https://www.worldometers.info/world-population/state-of-palestine-population/) à 5.5 millions aujourd’hui, n’est évidemment victime d’aucun « génocide ». Cet état de choses devrait suffire à faire justice de cette accusation, qui rappelle parfois celles faites aux juifs au Moyen-Age, empoisonnement des puits, diffusion de maladies, etc.
A Gaza aussi, en ce moment, si volonté d’ « extermination » il y avait, le nombre des victimes civiles serait déjà multiplié par dix ou cent. L’accusation formulée relève du délire, mais ce délire est malheureusement très partagé, que ce soit par pure ignorance, aveuglement délibéré, fanatisme politique, désir de « liquider la Shoa », ou simplement fruit de l’increvable et semble-t-il incurable antisémitisme primaire (nombreux sont ceux qui cochent plusieurs cases).
Le nombre des victimes civiles à Gaza est en effet très élevé, c’est incontestable, c’est regrettable, et voir de nombreux Israéliens autour de moi s’en réjouir m’est pénible. C’est une erreur que de le nier. C’était à prévoir au vu des dimensions du territoire dans lequel se déroulent les combats, et surtout, et c’est là-dessus qu’il convient d’insister, de la stratégie délibérée du Hamas d’agir caché au sein de la population civile, des hôpitaux, des écoles et des mosquées. Il faut aussi ajouter que la thèse des « civils pris en otages » par le Hamas est un peu trop facile: ce groupe terroriste est arrivé au pouvoir par des élections libres en 2006, des milliers de Gazaouis, on l’a dit, ont suivi les tueurs du 7 octobre pour piller, voire tuer eux aussi dans les kibboutzim frontaliers et les otages emmenés à Gaza ont été malmenés par la foule en arrivant vers les lieux de leur détention, tout cela dûment filmé également. Il ne faut pas se voiler la face, même quand on reste comme moi convaincu qu’un règlement du conflit est vital pour Israël, qui ne pourra soutenir une guerre éternelle. Mais cela ne fait pas encore de deux millions de personnes deux millions de criminels.
Le dossier d’Israël était donc tout à fait plaidable, mais il a été plombé par nos propres dirigeants et d’autres figures publiques importantes en Israël, dont les appels au génocide (le ministre Amihai Eliahou et sa bombe atomique, pour n’en citer qu’un, il avait été « suspendu » par Netanyahou pour… douze heures) ou à créer la famine à Gaza (le ministre de la Défense Yoav Gallant en novembre : « Siège complet de Gaza… pas de nourriture… ») ont donné à tous les ennemis d’Israël le matériau sur lequel construire la plainte qui nous a menés à la Cour international de justice de La Haye. Tout comme les appels d’autres ministres à des expulsions massives de populations, interdites elles aussi par les conventions internationales dont Israël est signataire. Le fait que certaines de ces dirigeants, fussent-ils ministres, n’aient pas de réelle influence sur le gouvernement, ou qu’ils aient par la suite amendé leurs propos, ou encore que dans les faits, comme Gallant, aient fait le contraire de ce qu’ils avaient annoncé, ne réduit en rien les dégâts commis par leurs déclarations irresponsables. Circonstance aggravante: le Premier ministre ne les a pas rappelé à l’ordre, ou juste du bout des lèvres, et pour cause: il a besoin d’eux et de sa coalition pour se sortir de ses ennuis judiciaires; s’il tombe, sa situation dans le prétoire devient pratiquement intenable. Au diable donc l’Etat d’Israël, son image internationale, et tout le reste.
Les ennemis d’Israël, pendant ce temps, sont à la fête. Et nous, ceux des Israéliens dévastés par le 7 octobre qui ne voyons pas dans ce désastre une nouvelle « étape messianique », l’occasion de réoccuper Gaza et d’y reconstruire des implantations juives, comme les ministres de l’extrême-droite que Netanyahou a fait arriver au pouvoir et une grande partie du Likoud lui-même, et qui par contre voyons le gouvernement prendre tellement de temps pour sauver les otages qui se trouvent aux mains du Hamas par sa seule, évidente et impardonnable faute (je me demande si telle aurait été son attitude s’il s’était agi de 136 étudiants de yéchivot ou de jeunes du Bne Akiva, par exemple), nous comprenons déjà que la lutte pour un Israël libre, éclairé et humaniste reprendra cinq minutes après la fin de la guerre, si elle n’a pas déjà repris.