40 000 juifs chrétiens hollandais déportés par les nazis : un mensonge !

Parmi les mythes pieux qui scintillent au firmament de la légende dorée d’une Église censée n’avoir rien à se reprocher quant à la tragédie de la Shoah, brille d’un éclat inaltérable le mythe apologétique, incessamment recyclé, que constitueraient les

40.000 [sic !] juifs hollandais convertis au christianisme, censés avoir été gazés à Auschwitz.

La responsabilité de cette trouvaille apologétique revient à la Sœur Pasqualina Lehnert. Cette religieuse allemande, autoritaire et peu conventionnelle, fut, durant quarante ans, au service du Cardinal Eugenio Pacelli (devenu pape en 1939), et le resta jusqu’à la mort de ce dernier en 1958.

Mi-gouvernante, mi-secrétaire, elle sut se rendre indispensable et vécut dans l’ombre du prélat dans une proximité et une familiarité confinant à la complicité – en tout bien tout honneur, cela va de soi.

Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait été considérée comme une sorte de mémoire vivante des faits et gestes de Pie XII, et que ses relations et ses dires aient acquis un statut de vérité quasi canonique pour tout ce qui touche à l’histoire personnelle de ce Prince de l’Église [1].

C’est d’ailleurs sur son livre que s’appuyait Mgr François Garnier, archevêque de Cambrai, pour défendre la mémoire du défunt pape, dans son communiqué de presse du 6 mars 2002, à l’occasion de la sortie du film contesté de Costa Gavras, « Amen », sur l’attitude de Pie XII durant la Shoah [2]. Extrait :

Alors oui, il s’est publiquement tu. Sœur Lehnert nous explique
pourquoi :

« En août 1942, les journaux publièrent l’horrible nouvelle que la protestation officielle des évêques hollandais contre la persécution inhumaine des juifs avait amené Hitler à faire arrêter dans la nuit 40 000 juifs hollandais et à les faire gazer… On apporta les journaux du matin au Saint Père, tenant à la main deux grandes feuilles couvertes d’une écriture serrée, [il] vint dans la cuisine… et dit : « Je voudrais brûler ces feuilles : c’est ma protestation contre l’affreuse persécution des juifs. Elle devait paraître ce soir dans L’Osservatore Romano. Mais si la lettre des évêques hollandais a coûté 40 000 vies humaines, ma protestation en coûterait peut-être 200 000. Je ne dois ni ne veux prendre cette responsabilité. Aussi vaut-il mieux se taire en public et faire en silence, comme auparavant, tout ce qu’il est possible de faire pour ces pauvres gens. [3]»

Et l’archevêque de conclure son communiqué en ces termes :

« En conscience, Pie XII a choisi le silence public et l’action discrète la plus efficace possible. Qui peut aujourd’hui le lui reprocher ? »

On me permettra de rappeler quelques vérités historiques qui s’inscrivent en faux contre cette réécriture apologétique des faits.

Suite à une lettre pastorale signée par plusieurs évêques, dont l’archevêque Johannes De Jong, d’Utrecht, pour dénoncer publiquement la déportation des juifs hollandais – texte qui fut lu le 26 juillet 1942 dans toutes les églises de Hollande –, DES juifs chrétiens furent également déportés [4].

Le chiffre de 40.000 déportés est tout bonnement astronomique et n’est confirmé par aucune source documentaire digne de foi. Selon un historien qui fait autorité, la population juive hollandaise avant les déportations comptait « environ 140.000 âmes » [5].

Le chiffre allégué par les défenseurs de Pie XII, implique que 30 % de la population juive totale de Hollande auraient été des convertis au christianisme, ce qui est ridicule.

Quant au nombre réel de juifs chrétiens déportés il varie, selon les historiens, entre quelques-uns et trois centaines.

Selon l’un d’eux, qui reste vague,

« dans la nuit du 1er au 2 août 1942, beaucoup des 690 juifs catholiques furent arrêtés et déportés vers Auschwitz… [6]»

Selon un autre, plus précis,

« Quand, du haut de la chaire, l’archevêque catholique Johannes de Jong condamna la déportation des juifs, le résultat fut l’arrestation de 201 juifs convertis au catholicisme, dont des prêtres et des religieuses, qui furent déportés à Auschwitz » [7].

Un autre encore parle de 300 arrestations, mais ne précise pas le nombre de déportés [8].

Selon un Père abbé néerlandais,

« le 2 août 1942, plus de deux cents citoyens néerlandais catholiques d’origine juive sont arrêtés, sur ordre de l’occupant allemand… [9]»

Enfin, selon un historien expert en la matière,

« Quatre-vingt-douze Juifs catholiques furent en définitive déportés vers Auschwitz, dont la philosophe et religieuse carmélite Edith Stein… [10]»

On est donc loin du chiffre mythique des 40.000 – censés avoir été déportés sans retour [11] –, incessamment invoqué jusque dans des films de qualité. C’est le cas, entre autres, du chef-d’œuvre de Volker Schlondorff, Le Neuvième Jour [12].

Dans une scène particulièrement dramatique du film, le prêtre, héros de cette fiction qui s’appuie sur un fait historique réel, avoue à son évêque qu’il a perdu confiance en Pie XII.

Le prélat lui confie alors, avec émotion, la cause de ce silence, à savoir le précédent terrible qu’a constitué la réponse nazie à la protestation publique des évêques hollandais contre la persécution des juifs. Il le fait dans des termes proches de ceux utilisés par le livre de Sœur Pasqualina Lehnert, cité plus haut :

« Savez-vous ce qui est arrivé en Hollande ? Les nazis ont déporté des chrétiens qui ne sont pas de race aryenne [des juifs convertis au catholicisme]. L’évêque d’Utrecht a refusé de l’admettre. Il a écrit une lettre pastorale. En représailles, tous les catholiques non aryens – plus de 40.000 – ont été déportés. Qu’auriez-vous fait à la place du pape ? Cette lettre pastorale a causé la déportation de 40.000 hommes, une dénonciation supplémentaire du pape aurait pu coûter la vie à 200.000 ou 300.000 hommes ! »

Ce sont de telles exagérations qui ont amené un critique à émettre cette réflexion sarcastique:

« Depuis que Pie XII a donné cette version honorable de son mutisme, l’affaire des évêques hollandais vient immanquablement à la rescousse… [13]»

Reste la question de l’origine du chiffre astronomique de juifs convertis, inlassablement ressassé.

Peut-être faut-il y voir une confusion avec le quota fixé initialement à ce nombre par Himmler pour la Hollande [14].

En tout état de cause – comme j’espère en avoir convaincu dans mon livre de 2012 [15], consacré à débrider la plaie de l’apologie outrancière qui vise à justifier à tout prix l’Église et son pontife du temps de guerre – il est temps, pour cette institution religieuse, de reconnaître humblement, comme l’ont fait plusieurs pasteurs allemands de manière sincère et édifiante, sa part de responsabilité, voire de culpabilité dans la déréliction qui fut celle des juifs victimes de la Shoah .

 

© Menahem Macina

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[1] Pasqualina Lehnert, Pie XII, mon privilège fut de le servir, Éditions Tequi, Paris, 1989.

[2] Intitulé « Pour l’honneur de Pie XII », ce texte figure sur le site de la Conférence des évêques de France. Sur Mgr Garnier, voir la page que lui consacre l’encyclopédie participative Wikipedia.

[3] Le communiqué précise en note que l’archevêque cite la page 135 du livre de P. Lehnert, évoqué ci-dessus (note 1). En tout état de cause, il n’est pas vraisemblable qu’un pontife aussi bien informé que Pie XII ait appris la nouvelle de ces déportations par les journaux et n’en ait pas fait vérifier la nature exacte ni l’authenticité éventuelle, avant de brûler lui-même son texte (dans la cuisine, en présence de sa gouvernante!). Il n’a pas fait preuve d’une telle promptitude quand la presse anglo-saxonne faisait état de centaines de milliers de juifs exterminés dans l’Est.

[4] Sur les raisons et les circonstances complexes de cette mesure, voir Henri Fabre, L’Église catholique face au fascisme et au nazisme, éditions EPO, Bruxelles, 1994, p. 395-396 ; et Giovanni Miccoli, Les dilemmes et les silences de Pie XII, Vatican, Seconde Guerre mondiale et Shoah, éditions Complexe, Paris, 2005, p. 340-343.

[5] Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, traduit de l’anglais, Fayard, Paris, 1985, p. 490.

[6] Mordecai Paldiel, Churches and the Holocaust: Unholy Teaching, Good Samaritans, and Reconciliation, Ktav Publishing House, New Jersey, 2006, p. 171. En ligne sur Google Books.

[7] Selon Jack R. Fischel, Historical Dictionary of the Holocaust, p. 44. En ligne sur Google Books.

[8] Henri de Montclos, Les chrétiens face au nazisme et au stalinisme, l’épreuve totalitaire, 1939-1945, éditions Complexe, Plon, Paris, 1983, p. 226.

[9] Extrait de « L’histoire tragique de la vie de nos consoeurs et confrères juifs », par Sœur Gertrude van der Donck, de l’Abbaye de Koningsoord, à Berkel-Enschot, et du Frère Korneel Vermeiren, de l’Abbaye de Koningshoeven, à Tilburg (Pays-Bas), mis en ligne le 19 mars 2006) sur le site de l’Abbaye de Koningshoeven. On y lit également la remarque suivante, de nature à ruiner le mythe : «Parmi [les déportés du 2 août 1942, figurent] aussi plusieurs religieux […]. Nos sœurs et frères n’ont pas été emmenés suite à la lettre des évêques. La lettre n’a été qu’une occasion pour les déporter plus tôt que prévu. Les noms et adresses des Juifs à déporter se trouvaient depuis longtemps déjà dans le ‘Bureau d’émigration’ des Allemands.»

[10] Saul Friedländer, Les Années d’Extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs 1939-1945, Seuil, Paris, 2007, p. 513.

[11] « Over 40,000 innocent Catholics of Jewish descent were rounded up and never heard from again », Trevor Fleck, Never again. An Examination of Catholic-Jewish Relations in Light of the Holocaust, JUPS Senior Thesis, Georgetown University. Program on Justice and Peace Studies, April 1, 2006, p. 26 (voir document pdf en ligne) ; l’auteur s’appuie sur le livre de Jacob Presser, The Destruction of the Dutch Jews, translated by Arnold Pomerans. (New York: Dutton, 1969), p. 148.

[12] Editions ARTE, (original allemand : Der neunte Tag, 2004) ; voir Wikipedia.

[13] Voir Henri Fabre, L’Église catholique face au fascisme et au nazisme, op. cit., p. 394.

[14] Article « Westerbork (camp de regroupement et de transit » ; quota confirmé par l’historien belge Maxime Steinberg, dans son article en ligne (pdf) : « Un pays occupé et ses Juifs (La Belgique, entre France et Pays-Bas) », p. 18. Un pays occupé et ses Juifs. Belgique entre France et Pays-Bas, Quorum, Bruxelles, 1998

[15] Menahem Macina, L’apologie qui nuit à l’Église. Révisions hagiographiques de l’attitude de Pie XII envers les Juifs. Suivi de contributions des professeurs Michael Marrus et Martin Rhonheimer, éditions du Cerf, Paris, 2012.

à propos de l'auteur
Background universitaire : BA d’Histoire de la Pensée juive (Univers. Hébr. Jérusalem) + 3 ans de cursus libre en théologie catholique et patristique orientale (Faculté de théologie Catholique de Strasbourg et Université Catholique de Louvain). Militance : Veille médiatique sur Internet depuis 1999. Responsable de sites, durant 4 ans, pour deux grandes organisations juives françaises. Blogueur autonome depuis 2008. Principaux thèmes de ses articles et dossiers: décryptage de la désinformation médiatique à l’encontre d’Israël et ré-information correspondante. Mise à disposition des internautes d’un matériau de vulgarisation visant à faire connaître les richesses culturelles, philosophiques et spirituelles des sources juives, à celles et ceux qui n’ont pas eu la chance de les étudier, et plus spécialement aux non-juifs qui s’intéressent avec sincérité au destin singulier du peuple juif.
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